lundi 8 octobre 2007




Roman de Mouloud Mammeri (Algérie, 1917-1989), publié à Paris chez Plon en 1952.

Synopsis
Le roman, raconté pour l’essentiel du point de vue du personnage principal, Mokrane, qui tient son journal, relayé par une narration à la troisième personne vers la fin, évoque la vie dans un village de Kabylie, Tasga, pendant le Seconde Guerre mondiale, où la jeunesse se divise en deux clans — les évolués, «ceux de Taasast», et la bande de Ouali, joyeux lurons qui organisent des «sehja», soirées de chant et de danse. Le récit suit, linéairement, l’amour de Mokrane, du clan de Taasast, pour Aazi, son mariage et la répudiation de la jeune femme en raison de sa stérilité. Menach, l’ami de Mokrane, est quant à lui amoureux de Davda, mariée au rustre Akli. Les hommes sont mobilisés pour la guerre, et partent pour le front. Mokrane, isolé, désespéré depuis que, sous la contrainte sociale, il a dû répudier son épouse, part dans la montagne où il meurt de froid et d’épuisement, au moment même où Aazi doit lui apprendre qu’elle est enceinte.

Critique
Mouloud Mammeri a été violemment attaqué par les intellectuels nationalistes pour sa vision qualifiée de folkloriste de l’Algérie, qui, loin de présenter les luttes pour le progrès, l’indépendance, décrivait une société soumise aux traditions et indifférente aux préoccupations politiques. Il est vrai que, dans le roman, les hommes vont jusqu’à s’identifier à la France dans le combat contre l’Allemagne, ainsi que le suggère le narrateur, Mokrane, dans la première partie: «Nous admirions l’efficacité de la ligne Maginot quand elle était déjà tournée, nous nous révoltions avec notre informateur de la félonie des Belges quand les Allemands étaient en France et plaignions Amiens au moment où déjà Paris capitulait.» À telle enseigne que, dans son deuxième roman, le Sommeil du juste (1955), Mammeri a voulu engager ses personnages dans la lutte pour l’Indépendance.

C’est que le roman, dans l’ensemble, vise un propos qu’on a pu qualifier d’«ethnographique». Mammeri, devenu depuis lors professeur de langue et de civilisation kabyles à l’université d’Alger, recueille — à destination d’un public parisien — les traditions d’un monde qui disparaît lorsque la guerre introduit la vie moderne. Le roman s’ouvre ainsi sur un glossaire des mots kabyles (ou, plus rarement, arabes) utilisés. Il est à cet égard significatif que la culture des Kabyles soit constamment opposée à celle des Arabes de la plaine, auprès de qui on va acheter du blé; ainsi du thème de l’«honneur» qui revient fréquemment — «Meddour n’a plus rien gardé de l’honneur kabyle» —, de sorte que les Arabes sont rapprochés des chrétiens européens, les «Iroumien»: «Mais la coutume heureusement veille, car où serions-nous s’il n’y avait dans notre montagne des hommes pour faire respecter la justice et payer l’injustice? Nous serions comme les Iroumien et les Arabes: tout nous serait permis.» Cette opposition passe évidemment par la langue. Ouali, du clan des pauvres, est parti à la poursuite d’Ouelhadj, qui avait attenté à son honneur, mais, sorti du village, il a été gêné par le fait qu’«il ne savait pas un mot d’arabe alors que ce diable d’Ouelhadj, avec son air lourdaud, le parlait comme si c’était la langue de sa mère». C’est ainsi tout naturellement en français qu’Aazi a écrit une lettre à son mari Mokrane, pour lui demander de revenir.

La permanence de la société kabyle est signifiée par son attachement à la nature, à la «terre», et sans doute n’est-il pas fortuit que le titre rappelle la Colline inspirée de Barrès. La vie est ici dictée par le rythme des saisons: lorsque la neige survient, les personnages attendent le printemps pour repartir, et c’est précisément dans la neige que meurt Mokrane; Menach, quant à lui, a failli se noyer dans la rivière, qui joue un rôle essentiel dans la vie du village. Nombreuses sont les descriptions lyriques du paysage, dont la rudesse est constamment rappelée, de sorte que, dans une vision animiste, les éléments — le vent, la pluie, la neige, le soleil — participent pleinement à l’action comme des êtres animés: «Un vent furieux s’acharnait sur les fenêtres, sifflait sous la porte. On entendait çà et là un bris de tuiles arrachées aux toits. J’allais fermer les volets. Coupé par le tranchant aigu des lames de persiennes, le vent faisait: hou... hou... en passant à travers. Puis il cessa. De gros grêlons battirent les tuiles à coups irréguliers avant d’aller rebondir au sol ou sur le balcon. Le ciel se déversa d’un coup et en un instant des trombes d’eau firent ruisseler toutes les gouttières. Le vacarme dura bien une demi-heure puis, comme sous la baguette d’une fée, la pluie et le vent cessèrent; les nuages restèrent comme figés au haut du ciel.»

Les personnages vivent selon un mode de vie collectif — même Mokrane, qui tient son journal intime, n’a d’existence que par rapport aux structures familiales et sociales (la bande de Taasast) —, sous l’autorité du chef de clan, comme l’atteste, stylistiquement, l’omniprésence d’un «nous» inclusif, dès l’ouverture du roman: «Le printemps, chez nous, ne dure pas.» Et le village tout entier vit en symbiose avec la nature sur le mode de la participation, au rythme des saisons, des récoltes et des moissons. La religion elle-même, représentée par le marabout qu’Aazi va voir pour vaincre sa stérilité, reste étroitement liée aux anciens rites sacrificiels: si Aazi est stérile, si le village est frappé de la malédiction de la guerre, c’est qu’a été oublié le rite du timechret, sacrifice de moutons. Au-delà du régionalisme dont on a pu accuser Mammeri, c’est de la spécificité de la culture kabyle que traite en somme la Colline oubliée.

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