Les oeuvres de Shakespeare n'ont jamais été du genre qu'on pourrait appeler aujourd'hui subversif ou engagé ; mais elles n'ont jamais été non plus des oeuvres à l'eau de rose, totalement inoffensives; car, enfin, est-il possible de croire que l'un des plus grands écrivains que l'humanité ait jamais connus, n'ait rien dit contre les maux universels, donc actuels, de la violence d'Etat, cette violence dirigée contre l'individu au nom de la loi ? Et ce" miroir tendu à la nature " ne renvoie-t-il pas un trait, une flèche à l'adresse des gouvernants assoiffés de pouvoir, qui volontairement, confondent bien public et ambition personnelle ? Aurait-il, aujourd'hui, cautionné par exemple, au nom sacro-saint de l'Ordre, la brutale répression de la Place Tia-Na-Men à Beijing ?
Certes, à l'époque où Shakespeare débutait sur la scène, une menace mortelle était suspendue comme l'épée de Damoclès, au dessus de l'existence même de ce presque unique instrument pouvant toucher les masses, et prête à en trancher le fil. Il ne faut pas, en effet, sous-estimer L'importance, à cette époque, de la violence du Pouvoir, des pouvoirs, tous deux de droit divin, la Reine (et sa Cour), la Religion (et le Clergé), causes permanentes de conflits, de heurts, de sanctions. Très imbues de leur autorité, elles étaient peu disposées à laisser les coudées franches aux écrivains et dramaturges de l'époque. Plusieurs institutions, comme la Chambre Etoilée ou la Haute Commission, et plusieurs lois d'inspiration politique ou religieuse, muselaient pour ainsi dire le théâtre. Le "Master of Revels"- ou Maître des Cérémonies - était spécialement chargé de veiller à la sauvegarde et au respect de la monarchie et de l'Ordre sur la scène. Toute atteinte à la personne royale, toute allusion à son autorité était sévèrement réprimée. Etait également puni tout propos déplacé à l'égard des monarques amis et même des hauts dignitaires du régime. Shakespeare ne pouvait oublier l'emprisonnement, en mai 1593, de son collègue Kyd, et les tortures qu'on lui avait infligées pour avoir écrit un pamphlet contre l'Etat et la religion. Ben Jonson et son ami Nashe ont failli avoir le nez et les oreilles coupées
pour avoir écrit une comédie, The Isle of Dogs , qui prenait à partie les Ecossais, oubliant les origines du roi Jacques 1er. En I6O6 Marston quitta Londres précipitamment pour éviter les rigueurs de la prison et le triste sort de ses amis Chapman et Ben Jonson, qui ont écrit avec lui, Eastward Ho! La première représentation de Byron, de Chapman, se termina par l'emprisonnement des trois principaux acteurs de la pièce, à la suite d'une plainte formulée par l'ambassadeur de France. Shakespeare lui même dut supprimer la scène de l'abdication dans Richard II, tant elle déplaisait à Elisabeth. D'ailleurs cette reine jouissait d'une popularité exceptionnelle et ses pouvoirs étaient pratiquement illimités quand Shakespeare commença sa fresque historique. N'était-il pas dangereux alors de parler de la violence exercée par le pouvoir, de sa légitimité, de ses dérapages, alors que cette reine se trouvait elle même confrontée à plusieurs complots et rébellions et que l'insécurité régnait partout en Angleterre? Pourtant, en tant que moyen susceptible de dispenser conseils et critiques, arbitre impartial du combat que se livrent le Bien et le Mal, le théâtre shakespearien se devait de traiter les préoccupations collectives de l'heure et de répondre ainsi à sa mission sociale, en recourant, éventuellement, à un langage convenu, à clef, compris par un auditoire complice,"disant bien ce que l'on veut dire ", mais inattaquable, pour fustiger, jamais directement, les excès de la Cour et parfois le Roi.Ainsi, dans Richard II, le "ver rongeur " de l'Etat n'est autre que le courtisan." le Roi, dit le sage Northumberland,Du coup, on n'a plus à l'esprit les accusations portées directement sur la personne du roi, comme celles de Ross.
Et ainsi le courtisan devient le bouc émissaire. Voici en quels termes Bolingbroke, l'usurpateur, qui, ironiquement, fait figure ici de justicier, justifie la peine de mort qu'il a prononcée contre certains de ces sycophantes :
I will not vex your souls-
Since presently your souls must part your bodies –
With too much urging your pernicious lives,
For 'twere no charity; yet, to wash your blood
From off my hands, here in the view of men
I will unfold some causes of your deaths:
You have misled a prince, a royal king,
A happy gentleman in blood and lineaments,
By you unhappied and disfigured clean;
You have in manner with your sinful hours
Made a divorce betwixt his queen and him;
Broke the possession of a royal bed,
And stain'd the beauty of a fair queen's cheeks
With tears drawn from her eyes by your foul wrongs;
Myself -a prince by fortune of my birth,
Near to the King in blood, and near in love
Till you did make him misinterpret me-
Have stoop'd my neck under your injuries
And sigh'd my English breath in foreign clouds,
Eating the bitter bread of banishment,
Whilst you have fed upon my signories,
Justice sommaire s'il en est, et pourtant le spectateur semble invité à s'intéresser à autre chose, à cette faute commise par ces hommes, celle d'avoir fourvoyé le roi, de l'avoir induit en erreur jusqu'à lui faire perdre tout visage. Par prudence Shakespeare ne s'aventure pas plus loin ; au spectateur averti de décrypter le message, car ainsi désignés à la vindicte populaire, non seulement l'usurpateur, mais également le courtisan corrompu, sans foi ni loi, retranché dans leur microcosme, ont trahi ; ils ont rompu l'unité sociale, qui, de ce fait, a vécu. Pourquoi alors, pourrait-on ajouter, accepter sans contrepartie tous les sacrifices ? Pourquoi subir sans résister des limitations aux libertés essentielles, puisque l'Ordre est bafoué et la Hiérarchie reniée ? Rien ne peut plus s'opposer aux heurts, aux conflits, aux affrontements qui vont se donner libre cours puisque n'existe plus de légitimation morale à ce qui est devenu le Pouvoir.
Dans les trois volets d'Henry VI, Shakespeare fustige non seulement les soldats pilleurs mais surtout leurs chefs. Le sacrifice de Talbot," la terreur des Français ", et de son fils, morts tous les deux sur le champ de bataille, n'acquiert sa vrai dimension que dans la mesure où il illustre les dissensions entre les nobles eux-mêmes. Innocentes victimes de la haine qui dresse York contre Somerset, Talbot et son fils symbolisent toute l'Angleterre, déchirée par l'ambition démesurée et la lutte pour le pouvoir de quelques grandes factions. La fronde des grands barons a toujours été malmenée par Shakespeare. Faiseurs et défaiseurs de rois, ces barons mettaient constamment en danger l'unité nationale. Dans les deux parties d'Henry VI, Shakespeare présentera un prince habile qui, à défaut de légitimité politique, s'appuie judicieusement sur l'aristocratie juste le temps d'affermir sa main mise sur le pouvoir pour se retourner ensuite contre elle, et dénoncer ses abus, sa cupidité et son égoïsme de clan.Dans 2 Henry VI, les griefs et les complaintes du peuple n'ont pas été formulés par le chef des rebelles, Jack Cade, mais par un noble soldat, ce capitaine qui arrêta l'aristocrate corrompu, Suffolk, et qui lui trancha la tête. Dans son violent réquisitoire, il cite tous les abus et tous les crimes dont cet aristocrate -ainsi que ses pairs- se sont rendus coupables, à savoir : la perte des territoires de France, l'assassinat du bon duc Humphrey, les lourdes charges fiscales, la corruption qui sévit au sein du gouvernement et de ses représentants C'est peut-être là la réponse du moraliste qui voudrait légitimer l'esprit de révolte susceptible de se manifester parfois chez les sujets les plus loyaux, et en premier lieu les militaires, mais une chose est sûre : c'est précisément dans la 2e partie d'Henry VI que Shakespeare souligne avec force le corollaire de la monarchie de droit divin : discréditer les rébellions et les soulèvements générateurs de désordres, et justifier, du coup, la violence exercée au nom de la loi, dans la légitimité constitutionnelle. L'échec de Jack Cade, le chef des rebelles, et l'inanité de son entreprise percent dès la première scène. A aucun moment Shakespeare ne permit aux insurgés de justifier sérieusement leur cause. En prenant soin de présenter leur chef dès la première apparition sous les traits d'un misérable imposteur, il ne voulait certainement pas conférer à ce personnage la stature imposante d'un responsable. Jack Cade n'est qu'un vil roturier aux idées fumeuses, à la tête d'une abominable jacquerie, un aventurier sans scrupules qui aurait été, selon les dires de son compagnon, Dick le boucher, fouetté " trois jours de suite sur le marché " et " brûlé à la main " pour avoir volé des moutons.
Donc, apparemment, pour la censure du moins, Shakespeare semblait n'éprouver aucune sympathie pour ce rebelle. D'autant plus que la vieille conception de la rébellion devait certainement prévaloir à cette époque : tout acte de rébellion est condamnable en ce sens qu'il n'est qu'une séquelle du péché originel et de la déchéance humaine en général. Plusieurs études ont été faites à ce propos et notre intention n'est pas de les développer ici. Contentons-nous de dire que Shakespeare, qui n'était pas sans ignorer l'importance des intrigues et des rébellions qui se tramaient de son temps, cherchait dans cette pièce à emporter la conviction, du moins sur ce problème précis, à savoir la rébellion ; aussi ne se fit-il aucun scrupule pour déformer l'histoire anglaise à sa façon, et attribuer à Jack Cade certains actes répréhensibles commis en réalité un siècle plus tôt par un autre rebelle, le fameux Wat Tyler.En effet, Shakespeare habilement passe sous silence certains détails historiques révélateurs : Cade, cet Irlandais sans fortune, qui prétendait être un Mortimer- un soldat a été pendu pour l'avoir simplement appelé Cade- avait néanmoins réussi à rassembler autour de lui plus de 20.000 hommes. Cette armée, contrairement à ce qu'avait rapporté le messager d'Henry VI, n'était pas " a ragged multitude of hinds and peasants, rude and merciless ", avides surtout de pillages ; le gros des insurgés était formé par les yeomens et les artisans, appuyés par plus de cent gentilshommes ainsi que deux très grands propriétaires du sud de l'Angleterre, c'est dire une mosaïque représentative du mécontentement général ressenti alors dans ce pays contre les autorités en place ; d'ailleurs ces rebelles vinrent très facilement à bout des troupes royales à Sevenoaks après que le Privy Council eut rejeté la fameuse " Complainte des Communes de Kent ", où Jack Cade réclamait un certain nombre de réformes administratives et économiques et dénonçait violemment la corruption qui sévissait à la Cour.Dans King Lear, l'une des pièces les plus sombres de son répertoire, Shakespeare fait dire à Albany: If that the heavens do not their visible spirit
Send quickly down to tame these vile offences
It will come,
Humanity must perforce prey on itself,
Like monsters of the deep.
Ces paroles traduisent un sentiment d'inquiétude et d'angoisse qui prévalait bien avant Shakespeare. La maturité de la conscience sociale qui commença à percer au début du XVIe siècle est en grande partie à l'origine de cet état d'âme qu'on a trop tendance à confondre avec le " contemptus mundi " du Moyen Age. Dans The Tide Tarrieth no Man de George Wapull ainsi que dans Enough is as Good as Feast, de Wager, l'accent porte essentiellement sur la méchanceté de l'homme, son envie, sa haine, et son avarice vis-à-vis de ses semblables. Dans l'oeuvre de Thomas Starkey Dialogue Between Pole and Lupset, écrite en 1530, Thomas Lupset réfute l'opinion du primitiviste Reginald Pole et assure que le désordre n'est pas l'apanage de la Cité puisqu'il a été apporté sur terre par l'homme et l'homme seul.
Cette prise de conscience, cette découverte que l'homme n'est point un frère mais un loup pour l'homme est significative dans la mesure où elle nous permet de comprendre cette monopolisation progressive du pouvoir, son caractère autoritaire. Or la théorie de l'ordre établi de droit divin, son corollaire, la monarchie et son caractère absolu, clef de voûte de l'univers, fondement de la politique d'alors, qui justifie tout, y compris l'arbitraire, tire en réalité ses origines profondes de ce besoin inné de permanence d'un pouvoir rassurant, plutôt que de ce sentiment de culpabilité , de besoin d'un guide matériel et moral, enraciné au coeur des croyants, y compris, bien sûr, des élisabéthains : sentiment qui assimilait la violence du Pouvoir à un juste châtiment divin, selon les préceptes religieux admis depuis le péché originel.
Mais l'Homme est homme, nous le savons, c'est-à-dire un être faible, soumis à de multiples passions qui rendent sa conduite bien décevante pour celui qui a la charge de le guider sur la voie de la sécurité ou du bonheur, Roi ou Dieu. Parce qu'ils sont capables de s'entredévorer, les hommes ne peuvent cohabiter sans heurts; ayant peur des uns et des autres, ils sont naturellement conduits à ressentir le besoin d'être protégés. Et c'est précisément ce besoin qui va contribuer à faire établir et accepter le Pouvoir, seul rempart contre la violence inhérente à la nature humaine et qu'il faut défendre et consolider, donc servir.
" La volonté d'être libre, écrit B. de Jouvenel, s'éteint en cas de péril et se ranime une fois satisfait le besoin de sécurité ". Pour Shakespeare et ses contemporains, ce besoin de sécurité était loin d'être satisfait, bien que, par rapport aux autres pays de l'Europe, l'Angleterre fût alors un havre de paix sociale. Londres était probablement le paradis des hommes en marge de la loi. Des réseaux bien structurés assuraient une immunité presque totale aux malfaiteurs recherchés par les autorités. Certains de leurs fiefs, comme Southwark, Whetstone Park, ou Saint Martins, étaient pratiquement assurés de l'inviolabilité. L'insécurité était partout, dans les bouges et dans les tripots, dans les marchés, les théâtres, les églises et même les tribunaux. Le même climat d'insécurité régnait à la campagne où , à la foule des gueux et des mendiants fuyant les rigueurs des "Poor Laws" , s'ajoutaient de nombreux paysans ruinés par les 'enclosures' , et soldats licenciés, donnant souvent naissance à des bandes de brigands redoutables , dans le nord du pays notamment. Les cris d'alerte fusaient de toutes parts; on multipliait les écrits et les pamphlets mettant en garde les honnêtes gens contre les 'Black arts". C'est à qui dénoncera avec le plus de vigueur la corrélation entre vagabondage et larcin, saleté et maladie, intempérance et luxure.
On crut, pourtant, un moment,vers la fin du règne d'Elisabeth, que cet idéal d'unité sociale, capable d'éliminer le sentiment d'insécurité, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, était enfin atteint. L'appartenance au groupe avait été, en effet, cimentée par les épreuves communes. Contre l'envahisseur étranger -en l'occurrence l'Espagne -le peuple anglais s'était dressé comme un seul homme, derrière sa reine, et l'avait mis en déroute. Unanime, il se dressera encore, contre l'ingérence du pape et ses visées sur l'Angleterre. Ces sursauts de patriotisme national ne manquèrent pas de souligner, aux yeux des Anglais, l'importance de l'entité sociale. Bien structuré, bien gouverné par un puissant souverain, le groupe devenait indestructible, et pour cela, ils étaient prêts à payer le prix car ils n'ignoraient pas que toute unité sociale, solide, exigeait des sacrifices et des limites à la liberté d'action de l'individu.Par exemple, Shakespeare n'ignorait pas les pratiques peu recommandables du pouvoir pour renforcer ses troupes et armer ses navires, surtout durant la période cruciale du conflit espagnol. Les jours de fêtes religieuses, surtout Pâques, étaient l'occasion, pour les sinistres "press-gangs" à la solde de la reine Elisabeth, d'envahir les églises pour mettre la main sur des recrues réticentes. Cette méthode de recrutement n'était un secret pour personne et Shakespeare ne se fit pas faute de l'évoquer à plusieurs reprises dans sa fresque historique, notamment dans Henry IV et Henry V (IV,i), mais d'une façon neutre, voire froide, comme si de rien n'était. Par contre c'est avec mépris qu'il dépeint la soldatesque et ses exactions. Si le métier des armes a complètement transformé le prince Hal, il n'en est pas de même pour Falstaff qui se cache en pleine bataille et contrefait le mort. Cupide, il accepte la proposition de Bardolph et ne recrute que de pauvres hères dont il a lui-même honte. Bien que les actes de violence et de pillage perpétrés par les troupes soient monnaie courante, Falstaff ne mentionne que de menus larcins. Et pourtant Bardolph sera pendu pour avoir pillé une église; Nym subira également le même châtiment. Quant à Pistol, le troisième larron de la Tête de l'Ours, promu entre-temps capitaine, il compte retourner au pays pour s'adonner au brigandage.L'évocation de la bataille de Towton dans 3 Henry VI permet à Shakespeare de décocher sa flèche habituelle contre la tyrannie des gouvernants pour qui la vie de leurs sujets pèse peu, dès lors qu'il s'agit de problèmes personnels. Adroitement, en évitant d'égratigner le principe monarchique, Shakespeare présente d'abord les motifs qui ont conduit à cette guerre civile : ils découlent d'une seule source : la lutte pour le pouvoir, non entre Henry et Edward, les prétendants au trône, mais entre les vrais antagonistes, la reine Margaret soutenue par Clifford, et tous les membres de la famille d’YorK. La longue scène réunissant les deux factions avant la bataille, réduit l'enjeu, comme dans King John à une simple querelle de famille, où tous les membres s'invectivent à tour de rôle. Ce n'est qu'à la fin que Shakespeare lui confère ses véritables dimensions. Edward, emporté par la colère, s'était écrié à l'adresse de Margaret :
No, wrangling woman, we'll no longer stay;
These words will cost ten thousand lives this day.
Bien que la bataille de Towton ne marque pas une date importante dans l'histoire anglaise et qu'elle ne détermine aucun changement notable dans la situation des belligérants, on saisit assez bien l'orientation d'ensemble des divers tableaux qui la représentent. Plus qu'un souci de plaire à un public avide de sensations fortes, plus qu'un souci d'exactitude historique, c'est une question morale inspirée par l'ineptie des dirigeants et l'horreur de la guerre civile qui semble avoir poussé Shakespeare à défendre ces scènes sanglantes. En effet, le roi Henry, que Clifford et la reine Margaret avaient, pour ainsi dire, obligé à se taire au cours des pourparlers avec Edward et ses frères, s'éloigne du champ de bataille pour méditer sur les avantages d'une vie champêtre:
Ah, what a life were this! how sweet! how lovely!
Gives not the hawthorn bush a sweeter shade
To shepherds looking on their silly sheep ,
Than doth a rich embroider'd canopy
To kings that fear their subjects' treachery?
O yes ,it doth; a thousand-fold it doth.
Cette vision banale, ces clichés, flattaient la sensiblerie des spectateurs élisabéthains ; car qu'attend , en général, la grande masse du public sinon un certain accord avec le personnage central ? Henry VI est malgré tout un modèle sinon à imiter , du moins à prendre en pitié , non à condamner; être faible, indécis, mais doux et généreux, il a horreur des guerres et des divisions stériles. Lorsque Gloster, le futur Richard III, viendra l'assassiner dans la Tour, il fera preuve d'un courage et d'une grandeur d'âme digne de son rang. Que Shakespeare ait visé à cet effet facile, personne ne peut l'en blâmer. Nous connaissons le genre de public auquel il avait affaire et il était tenu de le satisfaire, mais par delà la sympathie trop évidente, il vise une sorte de dépassement , de purification de la situation: il ne s'agit pas d'Henry VI mais de ce qu'il représente: le concept transcendant qui fonde la politique. Le roi , qui tire son pouvoir de Dieu est également responsable devant Dieu; c'est précisément l'unique raison pouvant justifier l'arbitraire. A-t-il donc également le droit de se complaire dans des lamentations stériles alors que devant lui tout un peuple se dévore et s'entretue?
C'est dans Richard II que Shakespeare propose indirectement la réponse; elle vient tour à tour, par la bouche d'un religieux, l'évêque de Carlisle:
"My lord, wise men ne'er sit and wail their woes
But presently prevent the ways to wail
Puis par celle d'un jardinier:
"O, what pity is it
That he had not so trimm'd and dress'd his land
As we this garden.
Tant il est vrai que l'effacement, l'incompétence du pouvoir n'engendre que ruine et destruction.Dans les deux volets de Henry IV le tableau que nous offre Shakespeare de ce souverain est, à bien des égards, fort sympathique. C'est un monarque qui allie le sens de la politique à celui, plus subtil, peut-être, de la religion, qui manie le discours politique, qui sait quand il faut frapper et quand il faut faire preuve de générosité et de mansuétude.
On peut toutefois se demander si ces qualités, si cette capacité de décision et d'exécution chez Henry IV ne découle pas en fait d'un certain" complexe de légitimité ". Son appel à la croisade adressé à ses belliqueux barons, ne révèle-t-il pas, en fin de compte, la fragilité de ses droits à la couronne? Shakespeare se garde bien d'évoquer ouvertement la légitimité du pouvoir; même dans Le Roi Jean il ne l'évoque qu'en termes voilés, car, qu'elle soit "de jure " ou " de facto ", peu importe: l'Histoire se répète et Shakespeare ne prétend pas réformer quoi que ce soit: Henry IV, l'usurpateur, viendra à bout des rebelles ; Hotspur succombera à Shrewsbury; Worster et Vernon seront condamnés à mort ; Mowbray,
l'archevêque Scoop et ses alliés écossais seront vaincus et leur troupes mises en déroute. Cependant grâce à son art de l'ambiguïté, ce dramaturge est arrivé néanmoins à délivrer son message puisqu'il a réussi une double énonciation de la théorie du pouvoir divin: la chute d'un monarque n'implique pas seulement l'intervention d'un sauveur providentiel, comme l'enseigne l'école tudorienne à propos de Richard II et Richard III, par exemple; elle implique aussi les conséquences néfastes d'une désobéissance à l'autorité divine. C'est là un enseignement traditionnel, qui remonte au Moyen-Age, au moment où l'Eglise convoitait le pouvoir temporel et lançait l'idéologie de la "Paix de Dieu" ; ce qui, par conséquent, met Shakespeare à l'abri de toute censure.
Dans Henry V, pièce consacrée au roi-guerrier le plus célèbre d'Angleterre, Shakespeare prit garde de ne pas oublier le culte qui a enveloppé le souvenir de ce monarque et ses exploits considérablement déformés par la légende. A l'issue de la décisive bataille d'Azincourt, les Anglais ne comptent que vingt cinq morts dans leurs rangs mais les Français dix mille et le roi Henry V de conclure: "O God, thy arm was here !
And not to us, but to thy arm alone,
Ascribe we all. ".
Et pourtant - et c'est là que la lecture oblique est requise- ce roi , devenu du coup si pieux, qui bénit le ciel pour sa divine intervention avec tant de ferveur, n'avait pas hésité, sur une simple fausse alerte, à laisser ses soldats assassiner des centaines de prisonniers sans défense. Il va même jusqu'à affirmer qu'un roi n'est nullement responsable, ni de la mort de ses soldats ni même de leurs exactions:"The King is not bound to answer the particular endings of his soldiers, the father of his son, nor the master of his servant; for they purpose not their death when they purpose their services. Besides there is no king , be his cause never so spotless , if it come to the arbitrement of swords , can try it out with all unspotted soldiers ."
Du reste qu'est ce qu'une guerre, sinon un fléau de Dieu, un huissier envoyé par le Ciel, destiné à suppléer la justice royale, à châtier les criminels qui échappent à son bras ? Bref une sorte de Némésis, rétablissant le cours normal de la société.
Ces divagations à la gloire de la guerre ne trompent personne. Henry V s'inscrit dans la série des "chronicle plays" qui a déferlé à la fin du règne élisabéthain et qui traduisait le désir d'unité qui animait les Anglais à cette époque. Or la guerre des Deux-Roses est de loin la plus fascinante, la plus tumultueuse et aussi la plus sombre de leur histoire. Il se peut que Shakespeare, en la choisissant, ait pensé à établir des parallèles et suscité des comparaisons avec la situation contemporaine. Une certaine nostalgie pour les territoires perdus d'outre-Manche, ajoutée à un sentiment patriotique aiguisé par les victoires d'Elisabeth, sont perceptibles tout au long de l'oeuvre. Mais dans tous les cas, il est certain que ces drames historiques ont fourni à notre dramaturge une occasion idéale pour fustiger les divisions et les conflits qui avaient déchiré l'Angleterre durant trois siècles.
Que dire en conclusion, Si l'oeuvre du grand dramaturge ne ressemble en rien aux écrits séditieux d'aujourd'hui, elle n'est pas pour autant inoffensive pour celui qui sait lire entre les lignes. " Shakespeare, disait, André Maurois, a connu tous les âges et peint toutes les passions de l'homme; chacun de nous se retrouve en ses personnages ". Cachée derrière ces expositions souvent cruelles, qu'on critique aujourd'hui, derrière ce qui pourrait bien, parfois, être compris comme une acceptation, voire une apologie des régimes totalitaires, demeure posée l'éternelle tragédie de l'homme, de tous temps agresseur agressé, victime et bénéficiaire de la violence d'Etat.
Certes, à l'époque où Shakespeare débutait sur la scène, une menace mortelle était suspendue comme l'épée de Damoclès, au dessus de l'existence même de ce presque unique instrument pouvant toucher les masses, et prête à en trancher le fil. Il ne faut pas, en effet, sous-estimer L'importance, à cette époque, de la violence du Pouvoir, des pouvoirs, tous deux de droit divin, la Reine (et sa Cour), la Religion (et le Clergé), causes permanentes de conflits, de heurts, de sanctions. Très imbues de leur autorité, elles étaient peu disposées à laisser les coudées franches aux écrivains et dramaturges de l'époque. Plusieurs institutions, comme la Chambre Etoilée ou la Haute Commission, et plusieurs lois d'inspiration politique ou religieuse, muselaient pour ainsi dire le théâtre. Le "Master of Revels"- ou Maître des Cérémonies - était spécialement chargé de veiller à la sauvegarde et au respect de la monarchie et de l'Ordre sur la scène. Toute atteinte à la personne royale, toute allusion à son autorité était sévèrement réprimée. Etait également puni tout propos déplacé à l'égard des monarques amis et même des hauts dignitaires du régime. Shakespeare ne pouvait oublier l'emprisonnement, en mai 1593, de son collègue Kyd, et les tortures qu'on lui avait infligées pour avoir écrit un pamphlet contre l'Etat et la religion. Ben Jonson et son ami Nashe ont failli avoir le nez et les oreilles coupées
pour avoir écrit une comédie, The Isle of Dogs , qui prenait à partie les Ecossais, oubliant les origines du roi Jacques 1er. En I6O6 Marston quitta Londres précipitamment pour éviter les rigueurs de la prison et le triste sort de ses amis Chapman et Ben Jonson, qui ont écrit avec lui, Eastward Ho! La première représentation de Byron, de Chapman, se termina par l'emprisonnement des trois principaux acteurs de la pièce, à la suite d'une plainte formulée par l'ambassadeur de France. Shakespeare lui même dut supprimer la scène de l'abdication dans Richard II, tant elle déplaisait à Elisabeth. D'ailleurs cette reine jouissait d'une popularité exceptionnelle et ses pouvoirs étaient pratiquement illimités quand Shakespeare commença sa fresque historique. N'était-il pas dangereux alors de parler de la violence exercée par le pouvoir, de sa légitimité, de ses dérapages, alors que cette reine se trouvait elle même confrontée à plusieurs complots et rébellions et que l'insécurité régnait partout en Angleterre? Pourtant, en tant que moyen susceptible de dispenser conseils et critiques, arbitre impartial du combat que se livrent le Bien et le Mal, le théâtre shakespearien se devait de traiter les préoccupations collectives de l'heure et de répondre ainsi à sa mission sociale, en recourant, éventuellement, à un langage convenu, à clef, compris par un auditoire complice,"disant bien ce que l'on veut dire ", mais inattaquable, pour fustiger, jamais directement, les excès de la Cour et parfois le Roi.Ainsi, dans Richard II, le "ver rongeur " de l'Etat n'est autre que le courtisan." le Roi, dit le sage Northumberland,Du coup, on n'a plus à l'esprit les accusations portées directement sur la personne du roi, comme celles de Ross.
Et ainsi le courtisan devient le bouc émissaire. Voici en quels termes Bolingbroke, l'usurpateur, qui, ironiquement, fait figure ici de justicier, justifie la peine de mort qu'il a prononcée contre certains de ces sycophantes :
I will not vex your souls-
Since presently your souls must part your bodies –
With too much urging your pernicious lives,
For 'twere no charity; yet, to wash your blood
From off my hands, here in the view of men
I will unfold some causes of your deaths:
You have misled a prince, a royal king,
A happy gentleman in blood and lineaments,
By you unhappied and disfigured clean;
You have in manner with your sinful hours
Made a divorce betwixt his queen and him;
Broke the possession of a royal bed,
And stain'd the beauty of a fair queen's cheeks
With tears drawn from her eyes by your foul wrongs;
Myself -a prince by fortune of my birth,
Near to the King in blood, and near in love
Till you did make him misinterpret me-
Have stoop'd my neck under your injuries
And sigh'd my English breath in foreign clouds,
Eating the bitter bread of banishment,
Whilst you have fed upon my signories,
Justice sommaire s'il en est, et pourtant le spectateur semble invité à s'intéresser à autre chose, à cette faute commise par ces hommes, celle d'avoir fourvoyé le roi, de l'avoir induit en erreur jusqu'à lui faire perdre tout visage. Par prudence Shakespeare ne s'aventure pas plus loin ; au spectateur averti de décrypter le message, car ainsi désignés à la vindicte populaire, non seulement l'usurpateur, mais également le courtisan corrompu, sans foi ni loi, retranché dans leur microcosme, ont trahi ; ils ont rompu l'unité sociale, qui, de ce fait, a vécu. Pourquoi alors, pourrait-on ajouter, accepter sans contrepartie tous les sacrifices ? Pourquoi subir sans résister des limitations aux libertés essentielles, puisque l'Ordre est bafoué et la Hiérarchie reniée ? Rien ne peut plus s'opposer aux heurts, aux conflits, aux affrontements qui vont se donner libre cours puisque n'existe plus de légitimation morale à ce qui est devenu le Pouvoir.
Dans les trois volets d'Henry VI, Shakespeare fustige non seulement les soldats pilleurs mais surtout leurs chefs. Le sacrifice de Talbot," la terreur des Français ", et de son fils, morts tous les deux sur le champ de bataille, n'acquiert sa vrai dimension que dans la mesure où il illustre les dissensions entre les nobles eux-mêmes. Innocentes victimes de la haine qui dresse York contre Somerset, Talbot et son fils symbolisent toute l'Angleterre, déchirée par l'ambition démesurée et la lutte pour le pouvoir de quelques grandes factions. La fronde des grands barons a toujours été malmenée par Shakespeare. Faiseurs et défaiseurs de rois, ces barons mettaient constamment en danger l'unité nationale. Dans les deux parties d'Henry VI, Shakespeare présentera un prince habile qui, à défaut de légitimité politique, s'appuie judicieusement sur l'aristocratie juste le temps d'affermir sa main mise sur le pouvoir pour se retourner ensuite contre elle, et dénoncer ses abus, sa cupidité et son égoïsme de clan.Dans 2 Henry VI, les griefs et les complaintes du peuple n'ont pas été formulés par le chef des rebelles, Jack Cade, mais par un noble soldat, ce capitaine qui arrêta l'aristocrate corrompu, Suffolk, et qui lui trancha la tête. Dans son violent réquisitoire, il cite tous les abus et tous les crimes dont cet aristocrate -ainsi que ses pairs- se sont rendus coupables, à savoir : la perte des territoires de France, l'assassinat du bon duc Humphrey, les lourdes charges fiscales, la corruption qui sévit au sein du gouvernement et de ses représentants C'est peut-être là la réponse du moraliste qui voudrait légitimer l'esprit de révolte susceptible de se manifester parfois chez les sujets les plus loyaux, et en premier lieu les militaires, mais une chose est sûre : c'est précisément dans la 2e partie d'Henry VI que Shakespeare souligne avec force le corollaire de la monarchie de droit divin : discréditer les rébellions et les soulèvements générateurs de désordres, et justifier, du coup, la violence exercée au nom de la loi, dans la légitimité constitutionnelle. L'échec de Jack Cade, le chef des rebelles, et l'inanité de son entreprise percent dès la première scène. A aucun moment Shakespeare ne permit aux insurgés de justifier sérieusement leur cause. En prenant soin de présenter leur chef dès la première apparition sous les traits d'un misérable imposteur, il ne voulait certainement pas conférer à ce personnage la stature imposante d'un responsable. Jack Cade n'est qu'un vil roturier aux idées fumeuses, à la tête d'une abominable jacquerie, un aventurier sans scrupules qui aurait été, selon les dires de son compagnon, Dick le boucher, fouetté " trois jours de suite sur le marché " et " brûlé à la main " pour avoir volé des moutons.
Donc, apparemment, pour la censure du moins, Shakespeare semblait n'éprouver aucune sympathie pour ce rebelle. D'autant plus que la vieille conception de la rébellion devait certainement prévaloir à cette époque : tout acte de rébellion est condamnable en ce sens qu'il n'est qu'une séquelle du péché originel et de la déchéance humaine en général. Plusieurs études ont été faites à ce propos et notre intention n'est pas de les développer ici. Contentons-nous de dire que Shakespeare, qui n'était pas sans ignorer l'importance des intrigues et des rébellions qui se tramaient de son temps, cherchait dans cette pièce à emporter la conviction, du moins sur ce problème précis, à savoir la rébellion ; aussi ne se fit-il aucun scrupule pour déformer l'histoire anglaise à sa façon, et attribuer à Jack Cade certains actes répréhensibles commis en réalité un siècle plus tôt par un autre rebelle, le fameux Wat Tyler.En effet, Shakespeare habilement passe sous silence certains détails historiques révélateurs : Cade, cet Irlandais sans fortune, qui prétendait être un Mortimer- un soldat a été pendu pour l'avoir simplement appelé Cade- avait néanmoins réussi à rassembler autour de lui plus de 20.000 hommes. Cette armée, contrairement à ce qu'avait rapporté le messager d'Henry VI, n'était pas " a ragged multitude of hinds and peasants, rude and merciless ", avides surtout de pillages ; le gros des insurgés était formé par les yeomens et les artisans, appuyés par plus de cent gentilshommes ainsi que deux très grands propriétaires du sud de l'Angleterre, c'est dire une mosaïque représentative du mécontentement général ressenti alors dans ce pays contre les autorités en place ; d'ailleurs ces rebelles vinrent très facilement à bout des troupes royales à Sevenoaks après que le Privy Council eut rejeté la fameuse " Complainte des Communes de Kent ", où Jack Cade réclamait un certain nombre de réformes administratives et économiques et dénonçait violemment la corruption qui sévissait à la Cour.Dans King Lear, l'une des pièces les plus sombres de son répertoire, Shakespeare fait dire à Albany: If that the heavens do not their visible spirit
Send quickly down to tame these vile offences
It will come,
Humanity must perforce prey on itself,
Like monsters of the deep.
Ces paroles traduisent un sentiment d'inquiétude et d'angoisse qui prévalait bien avant Shakespeare. La maturité de la conscience sociale qui commença à percer au début du XVIe siècle est en grande partie à l'origine de cet état d'âme qu'on a trop tendance à confondre avec le " contemptus mundi " du Moyen Age. Dans The Tide Tarrieth no Man de George Wapull ainsi que dans Enough is as Good as Feast, de Wager, l'accent porte essentiellement sur la méchanceté de l'homme, son envie, sa haine, et son avarice vis-à-vis de ses semblables. Dans l'oeuvre de Thomas Starkey Dialogue Between Pole and Lupset, écrite en 1530, Thomas Lupset réfute l'opinion du primitiviste Reginald Pole et assure que le désordre n'est pas l'apanage de la Cité puisqu'il a été apporté sur terre par l'homme et l'homme seul.
Cette prise de conscience, cette découverte que l'homme n'est point un frère mais un loup pour l'homme est significative dans la mesure où elle nous permet de comprendre cette monopolisation progressive du pouvoir, son caractère autoritaire. Or la théorie de l'ordre établi de droit divin, son corollaire, la monarchie et son caractère absolu, clef de voûte de l'univers, fondement de la politique d'alors, qui justifie tout, y compris l'arbitraire, tire en réalité ses origines profondes de ce besoin inné de permanence d'un pouvoir rassurant, plutôt que de ce sentiment de culpabilité , de besoin d'un guide matériel et moral, enraciné au coeur des croyants, y compris, bien sûr, des élisabéthains : sentiment qui assimilait la violence du Pouvoir à un juste châtiment divin, selon les préceptes religieux admis depuis le péché originel.
Mais l'Homme est homme, nous le savons, c'est-à-dire un être faible, soumis à de multiples passions qui rendent sa conduite bien décevante pour celui qui a la charge de le guider sur la voie de la sécurité ou du bonheur, Roi ou Dieu. Parce qu'ils sont capables de s'entredévorer, les hommes ne peuvent cohabiter sans heurts; ayant peur des uns et des autres, ils sont naturellement conduits à ressentir le besoin d'être protégés. Et c'est précisément ce besoin qui va contribuer à faire établir et accepter le Pouvoir, seul rempart contre la violence inhérente à la nature humaine et qu'il faut défendre et consolider, donc servir.
" La volonté d'être libre, écrit B. de Jouvenel, s'éteint en cas de péril et se ranime une fois satisfait le besoin de sécurité ". Pour Shakespeare et ses contemporains, ce besoin de sécurité était loin d'être satisfait, bien que, par rapport aux autres pays de l'Europe, l'Angleterre fût alors un havre de paix sociale. Londres était probablement le paradis des hommes en marge de la loi. Des réseaux bien structurés assuraient une immunité presque totale aux malfaiteurs recherchés par les autorités. Certains de leurs fiefs, comme Southwark, Whetstone Park, ou Saint Martins, étaient pratiquement assurés de l'inviolabilité. L'insécurité était partout, dans les bouges et dans les tripots, dans les marchés, les théâtres, les églises et même les tribunaux. Le même climat d'insécurité régnait à la campagne où , à la foule des gueux et des mendiants fuyant les rigueurs des "Poor Laws" , s'ajoutaient de nombreux paysans ruinés par les 'enclosures' , et soldats licenciés, donnant souvent naissance à des bandes de brigands redoutables , dans le nord du pays notamment. Les cris d'alerte fusaient de toutes parts; on multipliait les écrits et les pamphlets mettant en garde les honnêtes gens contre les 'Black arts". C'est à qui dénoncera avec le plus de vigueur la corrélation entre vagabondage et larcin, saleté et maladie, intempérance et luxure.
On crut, pourtant, un moment,vers la fin du règne d'Elisabeth, que cet idéal d'unité sociale, capable d'éliminer le sentiment d'insécurité, à l'intérieur comme à l'extérieur du pays, était enfin atteint. L'appartenance au groupe avait été, en effet, cimentée par les épreuves communes. Contre l'envahisseur étranger -en l'occurrence l'Espagne -le peuple anglais s'était dressé comme un seul homme, derrière sa reine, et l'avait mis en déroute. Unanime, il se dressera encore, contre l'ingérence du pape et ses visées sur l'Angleterre. Ces sursauts de patriotisme national ne manquèrent pas de souligner, aux yeux des Anglais, l'importance de l'entité sociale. Bien structuré, bien gouverné par un puissant souverain, le groupe devenait indestructible, et pour cela, ils étaient prêts à payer le prix car ils n'ignoraient pas que toute unité sociale, solide, exigeait des sacrifices et des limites à la liberté d'action de l'individu.Par exemple, Shakespeare n'ignorait pas les pratiques peu recommandables du pouvoir pour renforcer ses troupes et armer ses navires, surtout durant la période cruciale du conflit espagnol. Les jours de fêtes religieuses, surtout Pâques, étaient l'occasion, pour les sinistres "press-gangs" à la solde de la reine Elisabeth, d'envahir les églises pour mettre la main sur des recrues réticentes. Cette méthode de recrutement n'était un secret pour personne et Shakespeare ne se fit pas faute de l'évoquer à plusieurs reprises dans sa fresque historique, notamment dans Henry IV et Henry V (IV,i), mais d'une façon neutre, voire froide, comme si de rien n'était. Par contre c'est avec mépris qu'il dépeint la soldatesque et ses exactions. Si le métier des armes a complètement transformé le prince Hal, il n'en est pas de même pour Falstaff qui se cache en pleine bataille et contrefait le mort. Cupide, il accepte la proposition de Bardolph et ne recrute que de pauvres hères dont il a lui-même honte. Bien que les actes de violence et de pillage perpétrés par les troupes soient monnaie courante, Falstaff ne mentionne que de menus larcins. Et pourtant Bardolph sera pendu pour avoir pillé une église; Nym subira également le même châtiment. Quant à Pistol, le troisième larron de la Tête de l'Ours, promu entre-temps capitaine, il compte retourner au pays pour s'adonner au brigandage.L'évocation de la bataille de Towton dans 3 Henry VI permet à Shakespeare de décocher sa flèche habituelle contre la tyrannie des gouvernants pour qui la vie de leurs sujets pèse peu, dès lors qu'il s'agit de problèmes personnels. Adroitement, en évitant d'égratigner le principe monarchique, Shakespeare présente d'abord les motifs qui ont conduit à cette guerre civile : ils découlent d'une seule source : la lutte pour le pouvoir, non entre Henry et Edward, les prétendants au trône, mais entre les vrais antagonistes, la reine Margaret soutenue par Clifford, et tous les membres de la famille d’YorK. La longue scène réunissant les deux factions avant la bataille, réduit l'enjeu, comme dans King John à une simple querelle de famille, où tous les membres s'invectivent à tour de rôle. Ce n'est qu'à la fin que Shakespeare lui confère ses véritables dimensions. Edward, emporté par la colère, s'était écrié à l'adresse de Margaret :
No, wrangling woman, we'll no longer stay;
These words will cost ten thousand lives this day.
Bien que la bataille de Towton ne marque pas une date importante dans l'histoire anglaise et qu'elle ne détermine aucun changement notable dans la situation des belligérants, on saisit assez bien l'orientation d'ensemble des divers tableaux qui la représentent. Plus qu'un souci de plaire à un public avide de sensations fortes, plus qu'un souci d'exactitude historique, c'est une question morale inspirée par l'ineptie des dirigeants et l'horreur de la guerre civile qui semble avoir poussé Shakespeare à défendre ces scènes sanglantes. En effet, le roi Henry, que Clifford et la reine Margaret avaient, pour ainsi dire, obligé à se taire au cours des pourparlers avec Edward et ses frères, s'éloigne du champ de bataille pour méditer sur les avantages d'une vie champêtre:
Ah, what a life were this! how sweet! how lovely!
Gives not the hawthorn bush a sweeter shade
To shepherds looking on their silly sheep ,
Than doth a rich embroider'd canopy
To kings that fear their subjects' treachery?
O yes ,it doth; a thousand-fold it doth.
Cette vision banale, ces clichés, flattaient la sensiblerie des spectateurs élisabéthains ; car qu'attend , en général, la grande masse du public sinon un certain accord avec le personnage central ? Henry VI est malgré tout un modèle sinon à imiter , du moins à prendre en pitié , non à condamner; être faible, indécis, mais doux et généreux, il a horreur des guerres et des divisions stériles. Lorsque Gloster, le futur Richard III, viendra l'assassiner dans la Tour, il fera preuve d'un courage et d'une grandeur d'âme digne de son rang. Que Shakespeare ait visé à cet effet facile, personne ne peut l'en blâmer. Nous connaissons le genre de public auquel il avait affaire et il était tenu de le satisfaire, mais par delà la sympathie trop évidente, il vise une sorte de dépassement , de purification de la situation: il ne s'agit pas d'Henry VI mais de ce qu'il représente: le concept transcendant qui fonde la politique. Le roi , qui tire son pouvoir de Dieu est également responsable devant Dieu; c'est précisément l'unique raison pouvant justifier l'arbitraire. A-t-il donc également le droit de se complaire dans des lamentations stériles alors que devant lui tout un peuple se dévore et s'entretue?
C'est dans Richard II que Shakespeare propose indirectement la réponse; elle vient tour à tour, par la bouche d'un religieux, l'évêque de Carlisle:
"My lord, wise men ne'er sit and wail their woes
But presently prevent the ways to wail
Puis par celle d'un jardinier:
"O, what pity is it
That he had not so trimm'd and dress'd his land
As we this garden.
Tant il est vrai que l'effacement, l'incompétence du pouvoir n'engendre que ruine et destruction.Dans les deux volets de Henry IV le tableau que nous offre Shakespeare de ce souverain est, à bien des égards, fort sympathique. C'est un monarque qui allie le sens de la politique à celui, plus subtil, peut-être, de la religion, qui manie le discours politique, qui sait quand il faut frapper et quand il faut faire preuve de générosité et de mansuétude.
On peut toutefois se demander si ces qualités, si cette capacité de décision et d'exécution chez Henry IV ne découle pas en fait d'un certain" complexe de légitimité ". Son appel à la croisade adressé à ses belliqueux barons, ne révèle-t-il pas, en fin de compte, la fragilité de ses droits à la couronne? Shakespeare se garde bien d'évoquer ouvertement la légitimité du pouvoir; même dans Le Roi Jean il ne l'évoque qu'en termes voilés, car, qu'elle soit "de jure " ou " de facto ", peu importe: l'Histoire se répète et Shakespeare ne prétend pas réformer quoi que ce soit: Henry IV, l'usurpateur, viendra à bout des rebelles ; Hotspur succombera à Shrewsbury; Worster et Vernon seront condamnés à mort ; Mowbray,
l'archevêque Scoop et ses alliés écossais seront vaincus et leur troupes mises en déroute. Cependant grâce à son art de l'ambiguïté, ce dramaturge est arrivé néanmoins à délivrer son message puisqu'il a réussi une double énonciation de la théorie du pouvoir divin: la chute d'un monarque n'implique pas seulement l'intervention d'un sauveur providentiel, comme l'enseigne l'école tudorienne à propos de Richard II et Richard III, par exemple; elle implique aussi les conséquences néfastes d'une désobéissance à l'autorité divine. C'est là un enseignement traditionnel, qui remonte au Moyen-Age, au moment où l'Eglise convoitait le pouvoir temporel et lançait l'idéologie de la "Paix de Dieu" ; ce qui, par conséquent, met Shakespeare à l'abri de toute censure.
Dans Henry V, pièce consacrée au roi-guerrier le plus célèbre d'Angleterre, Shakespeare prit garde de ne pas oublier le culte qui a enveloppé le souvenir de ce monarque et ses exploits considérablement déformés par la légende. A l'issue de la décisive bataille d'Azincourt, les Anglais ne comptent que vingt cinq morts dans leurs rangs mais les Français dix mille et le roi Henry V de conclure: "O God, thy arm was here !
And not to us, but to thy arm alone,
Ascribe we all. ".
Et pourtant - et c'est là que la lecture oblique est requise- ce roi , devenu du coup si pieux, qui bénit le ciel pour sa divine intervention avec tant de ferveur, n'avait pas hésité, sur une simple fausse alerte, à laisser ses soldats assassiner des centaines de prisonniers sans défense. Il va même jusqu'à affirmer qu'un roi n'est nullement responsable, ni de la mort de ses soldats ni même de leurs exactions:"The King is not bound to answer the particular endings of his soldiers, the father of his son, nor the master of his servant; for they purpose not their death when they purpose their services. Besides there is no king , be his cause never so spotless , if it come to the arbitrement of swords , can try it out with all unspotted soldiers ."
Du reste qu'est ce qu'une guerre, sinon un fléau de Dieu, un huissier envoyé par le Ciel, destiné à suppléer la justice royale, à châtier les criminels qui échappent à son bras ? Bref une sorte de Némésis, rétablissant le cours normal de la société.
Ces divagations à la gloire de la guerre ne trompent personne. Henry V s'inscrit dans la série des "chronicle plays" qui a déferlé à la fin du règne élisabéthain et qui traduisait le désir d'unité qui animait les Anglais à cette époque. Or la guerre des Deux-Roses est de loin la plus fascinante, la plus tumultueuse et aussi la plus sombre de leur histoire. Il se peut que Shakespeare, en la choisissant, ait pensé à établir des parallèles et suscité des comparaisons avec la situation contemporaine. Une certaine nostalgie pour les territoires perdus d'outre-Manche, ajoutée à un sentiment patriotique aiguisé par les victoires d'Elisabeth, sont perceptibles tout au long de l'oeuvre. Mais dans tous les cas, il est certain que ces drames historiques ont fourni à notre dramaturge une occasion idéale pour fustiger les divisions et les conflits qui avaient déchiré l'Angleterre durant trois siècles.
Que dire en conclusion, Si l'oeuvre du grand dramaturge ne ressemble en rien aux écrits séditieux d'aujourd'hui, elle n'est pas pour autant inoffensive pour celui qui sait lire entre les lignes. " Shakespeare, disait, André Maurois, a connu tous les âges et peint toutes les passions de l'homme; chacun de nous se retrouve en ses personnages ". Cachée derrière ces expositions souvent cruelles, qu'on critique aujourd'hui, derrière ce qui pourrait bien, parfois, être compris comme une acceptation, voire une apologie des régimes totalitaires, demeure posée l'éternelle tragédie de l'homme, de tous temps agresseur agressé, victime et bénéficiaire de la violence d'Etat.
3 commentaires:
Monsieur
Ayez au moins la politesse de mentionner le nom de l'auteur de cet article, c'est-à -dire moi-même.
Rafik Darragi
Monsieur
Ayez au moins la politesse de mentionner le nom de l'auteur de cet article, c'est-à -dire moi-même.
Rafik Darragi
Monsieur
Ayez au moins la politesse de mentionner le nom de l'auteur de cet article, c'est-à -dire moi-même.
Rafik Darragi
Enregistrer un commentaire