lundi 8 octobre 2007

Analyse "le rouge et le noir"



Chronique du XIXe siècle. Roman de Stendhal, pseudonyme d’Henri Beyle (1783-1842), publié à Paris chez Levavasseur en 1830.

C’est dans la nuit du 25 au 26 octobre 1829, à Marseille (et non en 1827, comme voudrait le faire croire l’«Avertissement de l’éditeur»), que Stendhal conçut l’idée de son second roman, qu’il songea d’abord à intituler «Julien». En cours de rédaction, il va l’appeler le Rouge et le Noir et envisager sans doute de le présenter comme une «Chronique de 1830». Il ne l’a pas achevé quand éclate la révolution de Juillet, mais l’a suffisamment avancé pour ne pouvoir prendre en compte, dans l’intrigue, ce bouleversement que son tableau de la société française faisait espérer au lecteur. Plutôt que «Chronique de 1830», qui eût paru annoncer un récit de la Révolution, le Rouge et le Noir sera finalement sous-titré «Chronique du XIXe siècle», l’autre sous-titre figurant en tête de la première partie. L’ouvrage paraîtra en novembre 1830 (l’édition originale porte toutefois la date de 1831).

Synopsis

Première partie. Présentation de Verrières (chap. 1). Le maire, M. de Rênal (2). Le vieux curé, l’abbé Chélan. Décision de M. de Rênal d’engager Julien Sorel, le fils du charpentier, comme précepteur de ses enfants (3). Présentation du charpentier et de Julien (4). Caractère de Julien; sa visite à l’église (5). Sa timidité devant Mme de Rênal; première leçon aux enfants (6). Pitié de Mme de Rênal; son intérêt innocent pour Julien (7). Sa jalousie envers Élisa, la femme de chambre, lui fait entrevoir qu’elle aime Julien. Un soir, sous le tilleul, il effleure sa main (8). Le devoir lui impose de recommencer. Sévérités de M. de Rênal. Le portrait de Napoléon caché dans la paillasse; nouvelle jalousie de Mme de Rênal (9). En guise d’excuse, Julien obtient de M. de Rênal une augmentation (10). L’idée d’«adultère» terrifie Mme de Rênal (11). Julien rend visite à son ami Fouqué (12). Après avoir songé à conquérir Mme Derville, Julien fait une déclaration à Mme de Rênal (13). Ses imprudences; se jugeant humilié, il songe un instant à modifier ses projets (14). Il pénètre dans la chambre de Mme de Rênal; sa froideur après la réussite de sa tentative (15). Mme de Rênal est partagée entre le remords et le regret de n’avoir pas connu Julien plus tôt (16). Susceptibilité et méfiance de Julien; avec le temps, il oublie un peu son ambition pour céder au bonheur (17). Un roi en visite à Verrières: Julien est nommé garde d’honneur; sa joie et celle de Mme de Rênal. Étonnement de Julien devant les mimiques de l’évêque d’Agde (18). La maladie de son plus jeune fils réveille les remords de Mme de Rênal, mais cette crise augmente l’amour de Julien. Une lettre anonyme (19). Mme de Rênal a l’idée de composer de fausses lettres pour détourner les soupçons de son mari (20). La vanité blessée de M. de Rênal; le sang-froid de sa femme (21). Julien dîne chez les Valenod; rivalité de Valenod et de Rênal (22). Une soirée de gaieté grâce aux histoires de Geronimo. Mme de Rênal accepte sans égoïsme que Julien quitte Verrières (23). Besançon. La rencontre d’Amanda Binet (24). Le séminaire. Julien s’évanouit lors de son entretien avec l’abbé Pirard (25). Grossièreté de ses compagnons du séminaire. Une visite de Fouqué. Julien victime de l’espionnage de l’abbé Castanède et protégé par l’abbé Pirard (26). En dépit de ses précautions, il multiplie les imprudences (27). Une procession; Julien entrevoit Mme de Rênal (28). Le jour de l’examen, il est victime du jansénisme de son protecteur, l’abbé Pirard; la tendresse que celui-ci inspire à Julien; politesse de l’évêque (29). Le marquis de La Mole accepte, sur le conseil de l’abbé Pirard, d’engager Julien comme secrétaire. Julien retourne à Verrières, de nuit, pour revoir Mme de Rênal (30).

Seconde partie. Recommandations de l’abbé Pirard à Julien avant sa présentation à l’hôtel de La Mole (1). Courtoisie du marquis; Mathilde de La Mole, sa fille, déplaît à Julien (2). Les bontés du fils du marquis (3). Julien s’initie aux subtilités de l’étiquette de l’hôtel (4-5). Un malentendu le conduit à provoquer un chevalier en duel, et donne à M. de La Mole l’idée de le faire passer pour le fils naturel d’un gentilhomme (6). Familiarité croissante de M. de La Mole (7). Lors d’un bal donné à l’hôtel de Retz, Julien scandalise des jeunes gens bien élevés et s’attire l’admiration de Mathilde (8). Dans la bibliothèque; Mathilde froissée de l’indifférence de Julien, puis effrayée par la violence de ses propos (9). Elle porte le deuil de son ancêtre, Boniface de La Mole. «M’aime-t-elle?» (10). Les pensées de «l’héritière la plus enviée du faubourg Saint-Germain»: «J’aime, c’est clair» (11). De ce moment, elle cesse de s’ennuyer (12). Elle écrit à Julien; craignant d’être victime d’un complot, celui-ci prend ses précautions (13). Échange de lettres; le rendez-vous (14). Julien hésite à s’y rendre (15). Quand Mathilde s’est donnée à lui, Julien éprouve plus d’étonnement que de bonheur; elle-même a le sentiment d’avoir accompli un devoir (16). Julien la menace d’une épée; bonheur de Mathilde (17). Son mépris soudain désespère Julien (18). Il s’introduit dans sa chambre; un bonheur indescriptible. Nouvelle froideur de Mathilde (19). Le vase brisé; tourmenté par son amour, Julien est de plus en plus malheureux (20). La note secrète: Julien, homme de confiance du marquis de La Mole, dans une conspiration d’«ultras» (21-23). À Strasbourg; les conseils de stratégie amoureuse du prince Korasoff: Julien fait la cour à Mme de Fervaques: et lui adresse une correspondance assidue (24-28). Mathilde vaincue (29-31). Elle annonce à son père qu’elle est enceinte (32). M. de La Mole hors de lui; les projets de Mathilde (33). Les dispositions du marquis: M. Julien Sorel de La Vernaye, nommé lieutenant de hussards. Joie sans bornes de Julien (34). Une lettre de Mme de Rênal dénonce l’ambition de Julien; celui-ci se précipite à Verrières, et, dans l’église, tire sur elle deux coups de pistolet (35). La prison. Mme de Rênal est vivante. «Elle vivra pour me pardonner et pour m’aimer», pense Julien (36). Visite de l’abbé Chélan et de Fouqué (37). Les menées secrètes de l’abbé de Frilair: (38). Julien éperdument amoureux de Mme de Rênal; ses projets pour l’enfant que porte Mathilde (39). Mme de Rênal écrit aux jurés pour tenter de sauver Julien (40). Le procès; Julien condamné à mort (41). Malgré les supplications de Mathilde, il refuse de faire appel (42). Les larmes de Mme de Rênal (43). M. Sorel: rend visite à son fils. Résolution de Julien devant la mort (44). Mathilde jalouse jusqu’à l’égarement de Mme de Rênal. Elle ensevelit la tête de son amant. Mme de Rênal ne survit que trois jours à Julien (45).

Critique

Stendhal s’est inspiré d’un fait divers récent: Antoine Berthet, fils d’un maréchal-ferrant, avait passé quatre ans au petit séminaire de Grenoble avant d’être engagé par M. Michoud comme précepteur d’un de ses enfants. Devenu l’amant de Mme Michoud, Berthet fut renvoyé. Quatre ans plus tard, dans une église, il tire sur son ancienne maîtresse. Celle-ci survivra à ses blessures, mais Berthet sera condamné à mort et exécuté le 28 février 1828. Stendhal a en outre songé au meurtre de Thérèse Castadère par Adrien Lafargue qui sera condamné, en mars 1829, à cinq ans de prison. Commentant ce meurtre dans Promenades dans Rome (à la date du 25 novembre 1828), Stendhal note que l’énergie semble désormais réservée aux classes inférieures: «Probablement tous les grands hommes sortiront désormais de la classe à laquelle appartient M. Lafargue. Napoléon réunit autrefois les mêmes circonstances: bonne éducation, imagination ardente et pauvreté extrême.»

Aux yeux de Julien Sorel, Napoléon était bien l’«homme envoyé de Dieu pour les jeunes Français». Julien lisait le Mémorial de Sainte-Hélène quand son père, l’apostrophant avec brutalité, a fait choir dans le ruisseau ce livre où il rêvait à un père idéal. Il va se croire officier d’ordonnance de l’Empereur quand on le nomme garde d’honneur. Mme de Rênal, enfin, a des raisons de se montrer jalouse du portrait qu’il tient caché dans sa paillasse: ce portrait n’est pas celui d’une rivale, mais de l’homme qui lui inspire tous ses actes, y compris bientôt — comment le devinerait-elle? — sa résolution de forcer la victoire en pénétrant dans sa chambre. L’habit rouge, qu’il eût revêtu sous l’Empire grâce à ses seuls mérites, étant sous la Restauration interdit à un homme du peuple, Julien n’a d’autre solution que l’habit noir de l’Église. On peut trouver d’autres harmoniques au titre du roman: «noire» était la tyrannie imposée à Henri Beyle enfant par son précepteur l’abbé Raillane (voir Vie de Henry Brulard), «noire», comme la soutane, l’ambition de Julien. Rouges sont les rideaux de l’église où il pénètre à l’orée de sa destinée; la sentence d’exécution de Louis Jenrel (anagramme de son propre nom), qu’il lit sur un papier déchiré, et le reflet rouge qu’il prend d’abord pour du sang annoncent le dénouement tragique du roman. Au noir de l’hypocrisie, Julien préférera en effet le rouge du sacrifice.

Stendhal a limité, dans son tableau de la Restauration, le nombre de références précises. Le renversement d’alliances qui fait de M. de Rênal un «libéral de la défection», renvoie à la situation électorale de 1827, où des monarchistes hostiles à Villèle joignirent leurs suffrages à ceux de l’opposition. La «note secrète», complot auquel Julien est malgré lui mêlé, désigne à la lettre un projet des «ultras» qui voulurent, en 1817, contraindre Louis XVIII à renoncer à sa politique libérale; mais P.-G. Castex signale que, après l’arrivée de Polignac au pouvoir (septembre 1829), un complot de même inspiration visa à asseoir, en recourant aux puissances étrangères, l’autorité menacée de Charles X. À défaut de laisser la révolution de 1830 infléchir son intrigue, Stendhal la fait prophétiser par Julien: celui-ci prédit en effet qu’un bouleversement peut conduire, comme dans l’Angleterre de 1688, à un changement de dynastie. Cette idée, il est vrai, «courait les rues» depuis la nomination de Polignac (Talleyrand, Mémoires). En aucun cas, Stendhal ne mêle, suivant l’exemple de Walter Scott, personnages réels et fictifs. Si Polignac est évoqué, c’est sous le nom de l’imaginaire M. de Nerval. On ne précise jamais qui règne au «Château» (comme dit M. de Rênal pour désigner les Tuileries). Prudence oblige: le Rouge et le Noir n’est pas un roman historique, mais un roman d’actualité, de la plus brûlante qui soit. Seule figure historique, Napoléon est désormais un mythe. Quant à la congrégation des jésuites, qui intervient d’un bout à l’autre du roman (depuis la destitution de l’abbé Chélan jusqu’au procès de Julien), elle constitue, malgré la mention de l’abbé de Frilair, un pouvoir occulte et anonyme.

Plus qu’au contexte politique, le lecteur s’intéresse aujourd’hui à l’itinéraire de Julien. Dans une société régie par l’hypocrisie, s’appliquer à être hypocrite relève, de la part d’un jeune homme pauvre, d’une légitime défense. S’il avait été, par nature, doué pour la dissimulation, Julien n’aurait pas besoin de garder toujours en mémoire l’exemple de Tartuffe. Mais, disciple de Rousseau (on sait quel amour Stendhal lui-même vouait aux Confessions), il sera infidèle aux leçons du faux dévot. Chez les Valenod, déjà, il ne peut retenir ses larmes devant le malheur des prisonniers; le séminaire, école de sournoiserie et d’ambition rampante, confirme avec éclat son inaptitude; au procès enfin, quand il sauverait sans doute sa tête par un discours cauteleux, il choisit de témoigner en faveur de ses frères d’infortune. Surtout, le meurtre manqué de Mme de Rênal, qu’on y voie un geste impulsif ou le fruit d’une froide résolution, prouve que Julien est à l’opposé du modèle qu’il s’était donné. Doté, même après la lettre dénonciatrice, de dix mille livres de rente par le marquis et assuré de l’amour de sa fille, on imagine comment il pourrait satisfaire son ambition s’il était un héros de Balzac. À cette ambition, il préfère le martyre.

Les deux séjours (en province chez M. de Rênal, à Paris à l’hôtel de La Mole), séparés par l’intermède au séminaire et marqués chacun par une aventure amoureuse, confèrent au roman une composition binaire. La présence de M. de La Mole à la cérémonie de Bray-le-Haut sert toutefois lointainement d’amorce à la seconde partie. La simplicité vestimentaire du marquis, placé tout près du roi, devrait avertir Julien que la vraie noblesse ne se mesure pas à l’ostentation et à l’arrogance, comme le lui fait croire le comportement de M. de Rênal: il devra attendre de fréquenter le faubourg Saint-Germain pour compléter son apprentissage des castes sociales. Les prévenances du marquis constitueront alors une menace pour l’intégrité de sa résolution; mieux vaut, quand on est un révolté, ne pas risquer d’être amadoué par un ennemi de classe, surtout si la carapace offre des zones de tendresse. Mais mieux que cette discrète préparation à l’entrée en scène du marquis, la confrontation indirecte, dans la prison, des deux maîtresses de Julien donne au roman son unité en même temps qu’elle achève la destinée de son héros.

Ses conquêtes amoureuses ne font, au départ, nulle place au sentiment. Elles justifient pleinement le recours à un vocabulaire militaire dont la tradition littéraire use plutôt par jeu. Hésitant d’abord sur l’objectif (Mme de Rênal ou Mme Derville), Julien ne retire de sa première nuit d’amour d’autre plaisir que celui du devoir accompli. Mais, surpris par sa conquête au point de tomber bientôt «éperdument amoureux», il se trouve livré à un sentiment dont les progrès échappent aux analyses d’un auteur qui semblait en avoir, dans De l’amour, étudié tous les cas de figure. «Chose étonnante, il l’en aima davantage»: le romancier, créateur du personnage, s’arrête ici au seuil de son mystère. Tandis que l’amour de Julien pour Mme de Rênal, accru par le danger, sera plus que «l’admiration pour la beauté» et que «l’orgueil de la posséder», admiration et orgueil résument au contraire son amour pour Mathilde. «Est-il possible d’être plus jolie?», se demande-t-il quand il se croit le plus épris d’elle. La succession des deux épisodes épargne, jusqu’à la tentative de meurtre, tout vrai dilemme à Julien. Mais en prison, où il se trouve sans fard face à lui-même, le conflit entre un amour-passion qui lui a fait oublier jusqu’à son devoir et un amour de tête pour celle qui demeure obscurément son ennemie va tourner en faveur de Mme de Rênal.

Le lecteur entretient une étroite connivence avec Julien. Par monologues intérieurs nous est dévoilée d’emblée sa touchante et fragile application à être hypocrite. Le procédé repose sur une convention: quand Julien délibère trois pages durant s’il se rendra ou non au rendez-vous fixé par Mathilde, faut-il admettre qu’il se parle aussi longuement à voix haute, ou qu’il formule en lui-même des phrases aussi bien ciselées? Stendhal, qui use de formules comme «pensa» ou «se dit» dans les incises, mais transcrit l’accent gascon plaisamment adopté par Julien, est peu préoccupé par ces contingences. Le monologue intérieur convient, au reste, à ce héros qui conspire contre la société, cache son ambition à ses maîtresses et même à son meilleur ami (Fouqué) et ne se trouve vraiment lui-même que dans la solitude, au sommet d’une montagne ou en prison. Il n’est pourtant pas réservé à Julien; il permet de soupçonner, avant qu’elle-même en ait conscience, la naissance de l’amour de Mme de Rênal, d’épouser à un moindre degré les revirements de passion de Mathilde et jusqu’aux souffrances de M. de Rênal.

Les intrusions dans le cœur et l’esprit des personnages, même secondaires, ne contribuent guère à l’unité de perspective. Mais peut-être jugera-t-on que celle-ci est assurée par le ton du narrateur, qui intervient fréquemment auprès du lecteur pour plaider la cause de Julien ou de Mathilde, voire de M. de Rênal: «Cet homme vraiment à plaindre», lit-on au milieu de son monologue, aparté qui permet à Stendhal d’atténuer le manichéisme avec lequel sont opposés, par la description et les dialogues, les âmes nobles et les êtres vulgaires. Cette désinvolture semble imitée des romanciers anglais du XVIIIe siècle. Stendhal, pourtant, se reprochera de ne pas avoir mieux suivi leur exemple: «Vrai, mais sec», dit-il du début du roman. «Il faut prendre un style plus fleuri et moins sec, spirituel et gai, non pas comme le Tom Jones de 1750, mais comme serait le même Fielding en 1834» (Journal, 26 septembre 1834). Cette gaieté commande au romancier d’aller de l’avant (ainsi le veut la «chronique», qui enchaîne sans retour les événements). S’il court trop vite, les oublis seront réparés chemin faisant. A-t-il poussé trop loin la familiarité du marquis avec Julien? Qu’à cela ne tienne: «Nous avons oublié de dire que depuis six semaines le marquis était retenu chez lui par une attaque de goutte.» Son immobilité forcée explique qu’il n’ait pas mieux à faire que converser avec son secrétaire. Stendhal, qui invente ce motif après-coup, n’est pas homme à remodeler son chapitre pour ménager d’avance la vraisemblance de la scène. À plus forte raison le narrateur ne s’attarde-t-il pas dans des descriptions. Stendhal s’en justifiera dans un compte rendu du roman dont il dictera les termes à son ami italien Salvagnoli: Walter Scott devait donner une idée des réalités matérielles de la période qu’il ressuscitait, mais quel besoin de décrire, pour un lecteur de 1830, la robe de Mme de Rênal ou de Mathilde de La Mole? On lui trouvera volontiers d’autres excuses: l’action est pour l’essentiel observée par Julien qui, sauf à Vergy dont la campagne le fait rêver, ne se soucie guère de pittoresque. Si son arrivée à Paris n’est accompagnée d’aucune ligne de description, quoi de plus naturel? À la différence des jeunes provinciaux de la Comédie humaine, qui y repèrent un théâtre des mondanités, Julien ne voit dans la capitale qu’un champ de bataille, d’avance circonscrit à l’hôtel de La Mole.

Le Rouge et le Noir fut remarqué dès sa parution par Goethe, qui s’en entretint, quelques mois avant de mourir, avec Eckermann. Les caractères de femmes «un peu trop romanesques» n’effaçaient pas, à ses yeux, «un grand esprit d’observation», et «une profonde intuition psychologique». En France même, l’accueil fut plus mitigé. En 1852 encore, Flaubert le jugera «mal écrit et incompréhensible, comme caractères et intentions». Quant à Sainte-Beuve, on sait en quelle estime il tenait Stendhal; en 1857, il considéra une fois pour toutes ses romans comme «détestables». La vogue du réalisme en littérature et du scientisme en général vaudra une meilleure fortune au roman au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Taine, en particulier, préfère le Rouge et le Noir à la Chartreuse de Parme parce qu’on y voit des «visages de connaissance»: «Nos souvenirs nous servent alors de contrôle.» Faut-il penser qu’on a pris à la lettre la définition que Stendhal prête à Saint-Réal et qu’il place en exergue d’un de ses chapitres (I, 13): «Un roman: c’est un miroir qu’on promène le long d’un chemin»? Nous savons bien que tout dépend de la nature du miroir et de la main qui le promène. Ainsi l’entendent Léon Blum ou Alain, qui chercheront dans le Rouge et le Noir, plutôt qu’un tableau fidèle de la société de l’époque, un avatar du «beylisme», manière de sentir réservée aux happy few, voire de l’égotisme (au «Pourquoi suis-je moi?» de Julien, fait écho l’interrogation initiale de la Vie de Henry Brulard). Les imperfections mêmes du style de Stendhal le rendent plus familier, et s’il échoue à décrire le bonheur de Julien dans la chambre de Mathilde, remplaçant les mots attendus par une ligne de points, on s’attendrit de trouver dans une mise en œuvre romanesque la même sincérité qui le conduira, à la fin de Henry Brulard, à suggérer que le silence seul est à la hauteur de certaines émotions. Au demeurant, la spontanéité qui se moque des règles peut bien enrichir la réflexion sur le genre romanesque et devenir à son tour un modèle: on le mesure à lire l’ouvrage de Georges Blin (Stendhal et les Problèmes du roman, 1954) qui, en des termes qui ont fait école, met au jour une science du récit dont Stendhal eût été étonné de se voir créditer.

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