« L'homme est, je vous l'avoue, un méchant animal. » Molière
Ce qui sera l'histoire de l'Homme commence il y a plus de trois milliards d'années. C'est lui le dernier maillon, semble-t-il, de la chaîne qui lie la vie animale depuis la première cellule vivante jusqu'à aujourd'hui. Mais ce n'est pas un animal comme les autres: il envahit tout, imprime sa marque, et les êtres et les choses subissent sa loi. C'est son intelligence qui lui donne droit à une place à part et fait de lui, en fait, le maître du monde. N'ira-t-il pas un jour jusqu'à fabriquer des êtres nouveaux et se modifier lui-même?
Pour en arriver là, l'Homo Sapiens a eu à se heurter à un univers souvent hostile qu'il lui a fallu vaincre grâce à son cerveau, car sa force physique n'aurait pas suffit à la tâche. Ce fut de tous les temps un agresseur agressé, victime et bénéficiaire de la violence: il a dû combattre la matière, les animaux, ses semblables, puis sa société et les autres sociétés. La lutte dure encore; la Violence n'a pas disparu avec ce que l'on appelle la Civilisation. Ses moyens ont évolué mais 'Elle' est restée, avant et depuis l'âge de pierre, l'âge des métaux, passant à travers chaque ère nouvelle, pour survivre jusqu'à la nôtre, l'ère atomique; décuplant d'abord, à chaque acquisition nouvelle puis multipliant à l'infini, ses possibilités de destruction, atteignant, ou presque, la puissance de provoquer l'apocalypse.
Car capable d'évolution, capable d'imagination, maître de l'infiniment grand et de l'infiniment petit, l'Homme est cependant demeuré moralement le même qu'aux premiers temps. L'homme reste homme. Nul siècle de la longue histoire de l'humanité ne peut être qualifiée de moins ou plus violent que l'autre. Seuls ont varié les moyens mis à sa disposition par le cerveau humain, leur puissance, l'étendue de leur pouvoir, qui dépasse les limites de la planète Terre. La violence, elle, se porte très bien: tout est occasion, pour elle, de se développer, croître et embellir, y compris les découvertes les plus miraculeuses: agressivité de l'automobile, violence dans les grands ensembles urbains, folie de la bombe atomique... L'insécurité n'est pas une invention des temps modernes cependant.
Omniprésente au cours de l'histoire de notre monde, infiniment variée, protéiforme, l'agressivité se reflète dans les créations mêmes de l'esprit et de l'art: la danse, la peinture, la sculpture, la musique, les lettres, le théâtre, le cinéma, l'audio-visuel en témoignent: qu'elle soit individuelle ou collective, qu'elle s'adresse aux animaux ou aux humains, qu'elle soit d'ordre politique, religieux, économique, elle est de tous les temps et de tous les lieux, véritable tare de la condition humaine.
Pour lutter contre la violence, rien de mieux que la violence elle-même. La police à l'intérieur du pays, aidée par la justice, ses tribunaux, ses condamnations; l'armée pour l'extérieur avec tout son attirail raffiné, ses pelotons d'exécution, ses camps de prisonniers; et pour ceux qui ne sont pas comblés par ces organismes répressifs, la justice que l'on se fait soi-même. Si tout cela ne satisfait pas, il est toujours possible de se barricader; de fermer les yeux ou de se voiler la face; de refuser de contempler ce signe d'un recul de notre civilisation, de notre société de consommation (qui fait cependant les délices des journaux et se trouve être à l'origine d'une certaine presse spécialisée dans le scandale et les reportages suggestifs). La violence n'est plus le fait des barbares, elle a gagné les 'civilisés', faisant montre, parfois, d'un certain doigté, d'une esthétique particulière; on la rend presque acceptable, anodine, propre comme cette bombe à neutrons qui ne laisse pas au sang le temps d'éclabousser et respecte le souvenir offert aux générations futures absentes, les magnifiques édifices modernes intacts et désolés. L'Etat n'est pas pour rien dans tout cela; certes, les exécutions capitales ont tendance, sur le papier, à disparaître (n'existe-t-il pas d'autres formes aussi efficaces de violence ?); mais quand elles demeurent, elles ont lieu à l'aube, en cachette, avec la présence de quelques fonctionnaires spécialisés, pour les formalités d'état-civil et la bonne règle.L'homme connaît la faiblesse de sa chair; il a progressé, de ce fait, dans la torture: plus de roue, de pilori, de pal, de fouet en public; l'Inquisition et son matériel grossier et démodé fait place à la fée électrique; rien de tel, dans certaines mains, pour pratiquer un interrogatoire approfondi ou un hygiénique lavage de cerveau. Le progrès scientifique doit être bénéfique pour tous, dans tous les cas... Et l'on prend prétexte de plus de propreté, plus de rapidité avec, en contrepartie, moins de souffrance pour le supplicié: hypocrisie insoutenable, incontrôlable; car que penser du choix d'un moyen de tuer l'homme plus acceptable par celui-ci, préconisé par un tiers partisan, semble-t-il, de la peine de mort pour ses semblables? Comment en juger? Quelles expériences personnelles invoquer ?
Où trouver la paix sur terre ? Dans ce monde où les croyants ne savent pas toujours qui règne: le dieu ou le diable, avec cet 'Homme' "ni ange ni bête "
( Pascal) en proie à l'orgueil, l'envie, l'avarice, la luxure, la gourmandise, la colère et la paresse, sept péchés capitaux à l'origine de tout le mal. Peut-on se retirer d'un monde où la vie nous engage ? Vivre hors de la collectivité, en simple témoin ? Se laver les mains comme Ponce Pilate à la vue des violences dont le Christ fut l'objet ? En réalité chacun porte sa part de responsabilité; mais la nature humaine n'aide pas à sortir de ce dilemme: lutter ou subir. Comment réaliser le monde où la règle serait: tous pour un, un pour tous ? Aucune voie, jusqu'ici, ne semble s'offrir; aucune théorie sinon utopique. Mais pourquoi désespérer de l'Homme, " dieu tombé qui se souvient des cieux " (Lamartine). Et il faut bien " s'y mettre" et assumer ses responsabilités car l'explosion atomique concernera l'humanité tout entière.
Ce n'est pas légitimer la violence que de dire qu'elle reflète , dans une certaine mesure, la Société, car si elle est dans la nature de l'homme, elle est également propre au groupe. Aussi chacun la voit, la subit et la juge d'une manière différente selon le bord où il se trouve. Le Pape et son troupeau la condamnent au nom de la morale chrétienne. Marx, Sorel, Fanon, Sartre et bien d'autres la justifient sous certaines formes et dans certains cas, au nom de la solidarité humaine. Force purificatrice pour les uns, régénératrice, offrant l'auréole du martyre aux ' glorieux morts" de sa cause, elle est le mal, le mensonge, la destruction pour les autres. Avec la puissance économique, celle de l'Argent, elle se multiplie et devient satanique: ainsi le millionnaire de Bernanos, qui " peut tuer... sans même savoir qu'il tue " , symbolisant l'oppression de classe; d'où la révolte des romantiques contre le décorum, la modération du rationalisme du XVIIIe siècle, mais aussi la fascination exercée par Satan, Caïn, le docteur Faust: " Le Veau d'Or est toujours debout. ". (Faust de Gounod)
L'alerte est cependant donnée, grâce à toutes ces voix, d'origine et d'expression différentes, aux mobiles parfois obscurs, dispersées, non coordonnées, parfois discordantes, parfois suspectes : autorités morales, mass media, associations diverses comme Amnesty International. Leur action souvent bénéfique, parfois dangereuse, ou maladroite, a du moins l'avantage de tirer la sonnette d'alarme, mais pose le problème sans le résoudre, car y a-t-il une solution ? La violence des mauvais n'attire-t-elle pas la violence des bons ? N'y a-t-il pas de "bonnes guerres" où "Dieu est avec nous" (de part et d'autre du Front) ? Et le régime du voisin est-il vraiment plus totalitaire que le nôtre ? Et cela vaut-il une croisade... aux neutrons (par antinomie)?
La société, la nation, et souvent les groupes de nations, soucieuses de la défense de leurs intérêts, pratiquent la course aux armements, de plus en plus machiavéliques, sous prétexte d'équilibre et de paix, à l'extérieur de leurs frontières, dissuasives, mais prêtes à répondre, ou même à précéder l'attaque. A l'intérieur, par des méthodes améliorées, sans doute plus propres en apparence mais dignes de la pire Inquisition, elle se défend contre les idées subversives, celles qui pourraient miner les bastions où se réfugient le Pouvoir, les prérogatives de le classe ou de l'oligarchie dirigeante.
Individuelle ou collective, améliorée de jour en jour, polymorphe à volonté, la violence est de plus en plus source de perplexité difficile à cerner et à comprendre. Avant 1968 les ouvrages traitant de la violence, et les tentatives pour en définir la nature et les formes, furent rares, ainsi que le souligne avec suprise Pierre Chaunu qui écrit :
Pour le XVIIe siècle et le XVIIIe siècle, nous avons consulté, en français, vingt-neuf dictionnaires et encyclopédies, relevant les définitions de "violence" "violent" et "colère". L'exploration nous a réservé quelques surprises. La première, c'est l'étendue de la zone de silence ; 40 pour cent (12 sur 29) des recueils consultés n'ont aucune rubrique à "violence" et à "colère ".
La violence est souvent comprise dans son sens le plus commun de violence physique telle que la définit Furetière, sans distinction de nuances (devenues aujourd'hui très importantes) comme celles qui existent entre violence et force, par exemple. En effet Furetière explique cette contrainte comme la "force dont on use avec quelqu'un pour lui faire quelqu'injustice ou quelque dommage " et il ajoute : "Les violences sont défendues en tous les Etats policés. Une chose dont on jouit par la violence ne se peut prescrire. Les tyrans ne se maintiennent que par la violence et par les armes "
Le monde anglo-saxon n'était pas plus prolixe sur la question. R.Hofstadter, dans son livre American Violence a la même réaction que Chaunu :
"The first collective multi-volume social history of the U.S., the History of American Life Series, edited by Arthur M.Schlesinger and Dixon Ryan Fox and appearing mainly in the 1920's and 1930's gave only the most casual attention to violent episodes. The Old Encyclopedia of the Social Sciences did not have an entry under "violence" and neither does the recent International Encyclopedia of Social Science".
Il en est de même de H.Arendt qui écrit :
No one engaged in thought about history and politics can remain unaware of the enormous role violence has always played in human affairs, and it is at first glance rather surprising that the violence has been singled out so seldom for special consideration .
Etait-ce par pudeur ? Car enfin, les traditions et les religions sont tissées d'interdits et de malédictions; les légendes et l'Histoire sont faites de guerres, de luttes, de meurtres et de forfaits. Et si aucun suspens ne survient, on se complaît alors à inventer des choses horribles : romans policiers ou d'épouvantes, films et récits de catastrophes. La peinture, la sculpture et l'architecture avec ses prisons et ses camps sont atteintes du même virus; et bien sûr, la littérature et le théâtre de tous les temps, de toutes les nations...
Pourquoi celui d'Angleterre, du temps d'Elisabeth 1ère, ferait-il exception à la règle ? L'Anglais d'alors, ses moeurs et son milieu ne s'y prêtaient-ils pas excellemment? Ses traditions théâtrales, leur passé, n'allaient-ils pas dans ce sens ? N'y avait-il pas le grand exemple du grand maître? Et en éclipsant, assez volontairement, son soleil, n'allait- on pas découvrir une couronne, abondante, d'auteurs, de dramaturges, que sa lumière empêchait de discerner et de connaître?... Le chêne gigantesque ne dissimulait-il pas une forêt pleine d'attraits et d'intérêt ?
L'homme pour lequel on écrit, que l'on doit satisfaire, est à peu près le même du temps d'Elisabeth que celui du règne de Jacques Ier, tout comme ses goûts, ses aspirations et son milieu. Il subit un système dont on l'a persuadé qu'il était indispensable à son bonheur, à l'avenir de son pays, avec ses contraintes, ses tabous, les sacrifices qu'il exige et qui forment autant de limites à sa liberté. Il s'est accoutumé aux violences de sa génération, acceptant même qu'il en soit de bonnes, d'utiles, et de mauvaises, à proscrire; enfin d'inévitables au service d'un bien supérieur assez vague et imprécis, qu'il importe d'accepter, sans discussion ni murmure, avec une discipline quasi militaire.
Les critères continuent à changer, sans doute, mais les principes demeurent; l'individu s'y résigne, souscrit à la légitimité de certaines contraintes et agressions, en tire son propre code : pourquoi ne pas continuer à faire de tout cela un spectacle, le Spectacle ? L'homme d'alors en est-il plus mauvais que ne le fut son père et que ne le sera sa descendance ?N'y aura-t-il plus que le mal? La "belle époque", l'Eden, sont-ils des vues de l'esprit? Après "l'Etat de Nature" de Hobbes par lequel il justifie son fameux postulat " l'homme est un loup pour l'homme " et qui apparaît aujourd'hui comme une construction purement intellectuelle, après la naissance d'une certaine psychologie moderne avec Alfred Adler, Freud et leurs disciples qui attribuent les tendances agressives de l'homme à des dispositions innées d'ordre psychique, après encore la récente apparition de la sociobiologie qui réduit l'agressivité à une fatalité génétique, voilà qu'apparaît maintenant une autre théorie : la violence est un produit de l'agriculture, non un instinct biologique. Le spectateur élisabéthain qui se rendait au théâtre ne semble pas avoir beaucoup réfléchi à ce qui le poussait vers la salle où se pressaient tant de ses contemporains : agression ou non, sans en chercher la cause, il allait voir et entendre une oeuvre dont il pensait qu'elle lui ferait plaisir; l'auteur, qui le connaissait, avait bien travaillé pour cela.
Les théories qui tentent d'expliquer la violence sont légion. Les préoccupations des Elisabéthains étaient tout autres, sans qu'ils se posent des problèmes sur la proportion d'inné ou d'acquis qui déterminait leur comportement. Ils aimaient le théâtre comme certains la peinture, ou la sculpture, dont l'inspiration naît souvent de scènes de violence extraites des religions et de l'Histoire, comme d'autres aiment ces grands cirques romains, chefs-d’œuvre d'architecture conçus pour la "Mort dans l'Après-Midi " et ces magnifiques châteaux féodaux, leurs fossés, leurs ponts, leurs murailles, faits pour la défense avec leurs créneaux, leurs meurtrières, leurs machineries, leurs superstructures contre les catapultes. Et n'existe-il pas des églises fortifiées, refuges organisés pour la défense active, autant que passive, avec leurs dispositifs meurtriers ? Et des temples grandioses avec leurs tables de sacrifice symbolique ou réel ? Eux préféraient sans doute le théâtre qui venait de recevoir ses titres de noblesse et qui leur permettait le contact avec leurs héros, qu'ils voyaient et entendaient vivre et mourir devant eux suivant un rituel accepté, bien établi, sans surprises désagréables, sans déceptions, fait pour le public tel qu'il était, par des auteurs qui le connaissaient bien et qui pensaient, en plein accord avec ceux à qui ils s'adressaient, que les préoccupations de ces hommes coïncidaient avec le but didactique du théâtre à cette époque; c'est dire qu'elles étaient, comme pour lui, d'ordre moral : les pressions exercées par l'Eglise et L'Etat y étaient, évidemment, pour quelque chose.
Etymologiquement, la morale, dans une société et à une époque données, est faite des règles qui consacrent les moeurs du temps généralement admises. Ces principes, partie intégrante des traditions orales ou écrites, forment la substance d'un certain nombre de codes qu'il importe alors de respecter. C'est ainsi qu'au début du XXIe siècle on peut parler d'un "code moral" à instaurer pour réduire la violence et la pornographie à la télévision, d'un "code de conduite" à l'usage des "professions fragiles" susceptibles d'être confrontés à des situations de violence, ou de la campagne de moralisation "tous azimuts" de certains pays. Ici on abolit la peine de mort, là on dénonce l'amoralisme politique ; ailleurs encore on tente de "faire échec à une manifestation de violence " par la création d'un Comité National de la Sécurité. Cette tendance, assez générale, à codifier ce qui apporte le bien et ce qui crée le mal, et principalement à une époque où les moyens de nuire, leur puissance de destruction, dépassent l'imagination, prouve que l'humanité, d'une façon globale, prend conscience du danger et n'en voit la solution que dans un retour à une morale, non pas métaphysique, mais pragmatique, essentiellement sociale, seule capable d'enrayer la marche inéluctable vers un destin apocalyptique fait de sang et de deuils.
C'est parce que s'était affaiblie et dégradée cette morale sociale que, sans aucun doute, s'est déclenché et précipité le processus révolutionnaire dans l'Angleterre de l'époque, pour finalement aboutir, au milieu du XVIIe siècle, à la décapitation de Charles Ier. Il fut un temps, en ce pays, où la morale sociale prônait la levée de boucliers contre l'hérétique, ennemi commun de la religion : toutes les exactions, les bûchers humains, les guerres, se justifiaient par les exigences de la foi. Cette menace éliminée, la même morale, à qui revient le droit de décider des idéaux et des normes, désigna l'Espagnol à la vindicte populaire : galvanisés, débarrassés de toute anxiété, Dieu étant avec eux, les fidèles sujets d'Elisabeth avaient fait des prodiges pour défendre leur nation et leur foi...
Mais à la mort de Jacques Ier, l'ennemi commun ne sera plus l'hérétique, ni Espagnol: ce sera le courtisan corrompu, sans foi ni loi, retranché dans son microcosme. C'est lui qui a éloigné le peuple de son roi, rompant ainsi l'unité sociale qui, de ce fait, a vécu. Pourquoi alors accepter sans contrepartie tous les sacrifices; pourquoi subir sans résister des limitations aux libertés essentielles, puisque est bafoué l'ordre, et reniée la hiérarchie; rien ne peut plus s'opposer aux heurts, aux conflits, aux affrontements qui vont se donner libre cours, puisque n'existe plus de légitimation morale à ce qui est devenu le Pouvoir.Dans la mesure où le théâtre est une manifestation sociale, une contribution au développement de la civilisation, et où le théâtre élisabéthain, plus précisément, se caractérise par une profusion d'actes sanglants, il semble possible d'admettre qu'il n'est, après tout, qu'un reflet, une expression des conflits, des espoirs et des craintes de forces sociales en présence, non sans luttes, dans cette période marquante de l'histoire anglaise.La scène doit-elle obligatoirement refléter la vie de la société de l'époque? Il est certain qu'en tant que moyen d'expression susceptible de dispenser conseils et critiques, arbitre impartial du combat que se livrent le Bien et le Mal, le théâtre jacobéen de Webster, Chapman, Ben Jonson ou Fletcher se devait de traiter des préoccupations collectives de l'heure. Les théories mêmes, philosophiques, religieuses ou d'ordre sociologique, autochtones ou venues de l'étranger, éveillaient son intérêt et apparaissaient dans les oeuvres soumises au public.Le machiavélisme exerçait ainsi sa fascination sur la scène élisabéthaine et, dans l'opinion anglaise, coïncidait avec la poussée et l'essor grandissant de l'individualisme. Et quand surgissait tout à coup la menace de l'invasion, quand ce danger mortel ébranlait les portes de l'Europe, quand le Turc mettait en péril la vie matérielle et spirituelle des gens, alors, dans les oeuvres mettant en scène l'infidèle, l'action dramatique n'était plus perçue comme une imagination de l'esprit, une sorte de Némésis barrant la route à toute identification avec la réalité, mais bien au contraire, elle devenait l'illustration vivante d'un fait quotidien tangible, lieu d'intérêt, de préoccupation, de souci, commun à l'auteur et à son public : le drame qui avait lieu sur scène devenait alors la représentation, la répétition fidèle d'un événement politique, mais aussi profondément religieux, sinon sacré, et par conséquent réclamant l'entière participation des uns et des autres. Ainsi le théâtre continuait et prolongeait ce sentiment de péril imminent, de menace d'anéantissement que cristallisait à l'époque l'invasion turque.Moins facile à expliquer et, dans un certain sens, à justifier, est la représentation matérielle de la violence et son usage, un peu abusif peut-être, sur la scène élisabéthaine. Certes, tous sont d'accord pour constater, parfois pour dénoncer, l'emploi à profusion de ces pratiques par les dramaturges de ce temps. Peut-être s'agissait-il alors pour eux de démontrer par l'absurde combien il était nécessaire de soutenir la lutte engagée par les deux pouvoirs en faveur de l'interdiction de coutumes désastreuses. Le duel et le suicide, par exemple, touchaient dangereusement la fleur de l'aristocratie, " aurora filii" disait Bacon. Les représenter au théâtre pour en démontrer les effets devenait alors oeuvre de salubrité publique.Quoi qu'il en soit, parce que l'histoire en marche, celle du passé comme celle du présent, est vie et mouvement, parce que le théâtre doit précisément être, lui aussi, une représentation de la réalité, l'histoire qui se fait sous ses yeux est source naturelle où va puiser le dramaturge.Mais il doit le faire avec prudence et réflexion. D'abord il faut présenter au public des oeuvres qui plaisent et qu'il puisse comprendre; et quoi de mieux que de faire appel à l'actualité, à la vie elle-même, à l'exemple quotidien, au réel, pour réaliser ces conditions? Mais aussi on va devoir éviter, contourner les interdictions, la censure, respecter la loi et les règlements prescrits par les Pouvoirs. Se conformer aux traditions, aux conventions, est le seul moyen de faire admettre son oeuvre par ses censeurs. On peut le faire en empruntant au passé, mais ce n'est pas sans risque de se voir coupé du présent. Sejanus et Catiline de Ben Jonson en sont une preuve. Cela va, de plus, à l'encontre du rôle du théâtre qui doit refléter la société locale en action et, par la critique, en proposant des solutions, accomplir sa mission éducatrice et moralisatrice. L'auteur devra alors faire montre d'intelligence et de diplomatie, suggérer plutôt qu'attaquer directement, de front, pour éviter de heurter le pouvoir, de subir sa violence, tout en se montrant actuel, donc utile. Le public attend de lui une morale, une ligne de conduite proposée par l'exemple et l'action, nécessaire pour résoudre les problèmes de chaque jour.Et précisément, il est aisé de constater que les auteurs dramatiques n'ont pas hésité à remettre en question après la mort d'Elisabeth et l'avènement d'un souverain "étranger", le bien-fondé de l'acceptation, par tout individu du groupe, des sacrifices nécessaires au maintien de l'unité sociale, seule garantie reconnue du maintien de l'ordre public. La politique et son ferment de troubles entrait-elle alors ainsi dans les attributs du théâtre? La contestation en fait n'y était pas chose nouvelle. La révolution y était, elle, moins habituellement manifeste et, de toute manière, difficile à discerner; et pour cause : les risques de disparition étant déjà pour le théâtre suffisamment graves sans cela... Cependant, si le règne de Jacques Ier ne vit se préciser que des réactions contre la cour, celui de Charles Ier allait se terminer plus tragiquement... Toutefois, en profitant allégrement d'habiles transpositions dramatiques de l'action dans le temps et l'espace, fut contestée alors , par la bouche de prestigieux rebelles comme Biron ou Barnavelt, l'utilité d'atteintes ou de limitations à la liberté individuelle, rançon d'un ordre établi qui commençait à peser. Bien plus, les auteurs osaient bafouer les concepts transcendantaux de Pouvoir et de Religion et dénoncer l'intrusion du clergé dans les actes de l'existence quotidienne. Webster et Ben Jonson donnèrent l'exemple d'une telle orientation du théâtre. Amenés à réfléchir, à établir des comparaisons, à ne plus admettre sans discussion, ils ne ménagèrent ni le pouvoir ni l'Eglise qui tentait d'affaiblir à son profit l'autorité du roi.Profitant de cet antagonisme, jugeant sans doute que le danger venait moins d'un roi menacé de perdre sa légitimité, de n'être plus l'oint du Seigneur, que d'une religion rigide, sans compromis, prête à la violence sous toutes ses formes, la plupart des dramaturges n'hésitaient pas à décocher leurs flèches les plus meurtrières contre la religion. Le croyant lui-même se posait des questions; et se poser des questions au sujet de l'autorité supérieure ecclésiastique , au sujet de ses propres croyances est, pour le fidèle, inquiet de son âme, le commencement du doute. Refusant de reconnaître toute hiérarchie temporelle ou spirituelle, le puritanisme va alors jusqu'à appeler à la violence légalisée, à la violence purificatrice, afin de fonder une nouvelle Jérusalem par la force.
L'occasion, cependant, d'égratigner le pouvoir temporel, revient plus fréquemment dans la vie courante que celle de discuter des orientations du pouvoir spirituel. Mais lorsqu'il s'agit de présenter un tyran sanguinaire, les dramaturges prennent grand soin de faire une habile distinction entre la morale politique, qui concerne le conducteur du groupe, et la morale privée, du chef considéré en tant qu'homme. Dans l'une des premières pièces élisabéthaines, Gorboduc, Hamon donne ce conseil à Ferrex, son roi :
"Meurtres et vols violents sont chez l'individu crimes odieux, dignes de durs reproches. Ils ne sont nulle offense, s'ornent du nom glorieux de nobles conquêtes entre les mains des rois ".A la fin du règne de Jacques Ier, plus d'un demi siècle plus tard, le procédé n'aura pas changé. Dans The Bloody Brother, dont les thèmes reprennent d'ailleurs les arguments de celui de Gorboduc - la conquête de la couronne au prix d'un fratricide- La Torch, âme damnée de Rollo, reprend à son compte les termes utilisés par Hamond.
La prise de conscience politique qui, à l'époque jacobéenne, se manifeste chez le peuple et dans son théâtre, peut se déceler dans les attaques de Chapman, par exemple, lorsqu'il vise le côté charismatique du régime français, cette identification du roi à la nation, propre aux régimes totalitaires, qu'il ne manque pas de rapprocher de ce qui se passe en Angleterre. Certes, Chapman n'en est encore qu'à dénoncer la corruption et les turpitudes de la cour. Plus tard, d'autres feront en sorte que ce sera le roi lui-même, Charles Ier, qui finalement devra rendre personnellement des comptes; et il paiera de sa tête, sur l'échafaud. Pour Chapman, prédécesseur lucide, ni ses motivations personnelles, ni sa vive sympathie pour le stoicisme ne semblent suffisantes pour expliquer son attitude et son action; d'autres influences ont dû jouer, notamment celle de Marcile Ficin; mais l'essentiel est de considérer que le théâtre d'une époque facilite et précise l'essor et l'aboutissement des idées en marche.Le progrès, la marche vers la lumière, est fruit de l'échange des idées, de la remise en question permanente des principes acquis et des valeurs provisoirement reconnues. Tout doit se démontrer; pas de "Révélation" valable sans preuve." Shakespeare est tout dans l'antithèse " disait Victor Hugo; on peut en dire autant des Elisabéthains; antithétiques et contradictoires, ainsi peuvent être qualifiés leurs thèmes, leur verbe, leur mise en scène. Et parce qu'ils étaient convaincus de leur bon droit, ils voulaient être persuasifs; et parce qu'ils trouvaient dans leur vie quotidienne maints sujets de satire, ils étaient féconds; et parce que la lutte des idées était un combat, ils étaient souvent agressifs et violents. Si leur devise n'est pas " totus in antithesi, " elle ne peut pas être non plus " Sancta simplicitas ". L'échange des idées par la parole, l'image, l'exemple dans l'action, telle est la raison d'être du théâtre, et quand les idées s'affrontent, la violence peut reprendre légitimement ses droits. Et n'est-ce-pas vérité reconnue que, de toute façon, le monde est un véritable et vaste théâtre de l'histoire en mouvement perpétuel ? " Totus mundus histrionem agit..." et cela de toute éternité et presque à la fin du monde, à l'Apocalypse, et in extremis, au Jugement Dernier, ultime et majestueux tableau du grand spectacle de la vie...
"This that one day that shall include and comprehend all that went before it; wherein, as in the last scene, all the Actors must enter, to compleate, and make up the catastrophe of this great piece. "
Ainsi parlait Thomas Brown, et certainement plus d'un Elisabéthain partageait son opinion. C'est dire, par conséquent, combien est éternel le problème de la violence, qui appartient à la fois à l'Homme et à son théâtre. Née avec l'apparition de la vie sur terre, elle sera encore présente au Jugement Dernier. Ce sera cependant, peut-être sa dernière apparition si l'on fait abstraction de l'infini supplice des flammes inextinguibles de l'Enfer que subiront les âmes des damnés, et sans doute leurs corps ?" Felix qui poterit rerum cognoscere causas " disait Lucrèce... Certes, il est difficile de connaître et d'apprécier les lois qui régissent le monde, surtout quand la volonté insondable du Dieu Vengeur vient compliquer les choses. A la violence de l'homme, disparue à jamais, succédera-t-il une violence divine éternelle ? On peut se poser la question.
lundi 8 octobre 2007
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire