lundi 8 octobre 2007
Roman d’Alain-Fournier, pseudonyme d’Henri Alban Fournier (1886-1914), publié à Paris dans la Nouvelle Revue française de juillet à novembre 1913, et en volume chez Émile-Paul la même année.
Fabuleux voyage dans la mémoire de l’auteur qui, ressuscitant et sublimant son passé, laisse affleurer des moments de joie et d’amertume, le Grand Meaulnes, œuvre consubstantielle à son créateur, recèle force souvenirs de jeunesse: tendre et pur, ce roman participe du monde enfantin d’Alain-Fournier, reproduisant l’ambiance scolaire, son village, Épineuil-le-Fleuriel, et les mystérieux bois solognots, où naissent les aventures et les rêves, où se créent de merveilleux jeux de lumière; marqué par le sceau de l’amour, il fait revivre sa grande passion pour Yvonne de Quièvrecourt, aperçue un jour de juin 1905 sur le Cours-la-Reine, fièvreusement guettée pendant des semaines, approchée enfin pour quelques mots... et retrouvée bien des années après, mariée et mère de famille.
Synopsis
Première partie. Entrant dans la petite école de Sainte-Agathe (chap. 1), Augustin Meaulnes bouleverse la vie paisible de son condisciple François Seurel, le narrateur, fils de l’instituteur (2). L’élève Mouchebœuf doit accompagner François pour aller chercher les grands-parents Seurel à Vierzon; désireux de les ramener lui-même, Meaulnes «s’échappe» de l’école et prend une voiture, retrouvée le soir abandonnée (3-5). Au bout de trois jours, il rentre à l’école (6) où il établit un «mystérieux petit plan» pour retrouver le chemin qu’il a emprunté lors de son escapade. Finalement, il décide de confier à son ami son étrange aventure: alors que Meaulnes, égaré sur la route de Vierzon, a trouvé asile chez des paysans, sa jument s’échappe. Après de longues recherches, l’écolier, perdu et recru de fatigue, passe la nuit dans une bergerie abandonnée (7-10). Il se met en marche et approche d’un «domaine mystérieux»: il aperçoit de «belles petites filles» en costume de jadis, et, craignant de les effrayer, pénètre dans une chambre où il ne tarde pas à s’endormir. Invité dès son réveil à une fête costumée, Meaulnes se déguise en marquis et dîne: il apprend que Frantz de Galais, le maître des lieux, est allé à Bourges pour y chercher la jeune fille qu’il doit épouser (11-14). Le lendemain matin, Augustin rencontre Yvonne de Galais, la sœur de Frantz; il en devient amoureux, mais la fête tourne court, car la fiancée n’est pas venue et Frantz s’est enfui (15-16). Tandis qu’une voiture ramène l’adolescent vers Sainte-Agathe, Meaulnes entend un coup de feu et aperçoit le «grand Pierrot de la fête» — Ganache — qui porte dans ses bras un «corps humain»: Frantz (17).
Deuxième partie. Un soir, intrigués par des cris, François et Augustin sortent dans la rue, où un jeune bohémien au front bandé et des garçons du village leur dérobent le petit plan. Les deux amis retrouvent le lendemain en classe leurs voleurs. Le bohémien restitue à Meaulnes le précieux papier, complété par ses soins et Meaulnes lui fait le serment de répondre à son appel, le jour où il serait «à deux doigts de l’enfer, comme une fois déjà» — allusion à sa tentative de suicide (chap. 1-4). Après un vol de poulets commis par le comédien Ganache, les saltimbanques présentent un spectacle pendant lequel le jeune bohémien révèle à François et Augustin sa véritable identité: c’est lui le «fiancé du domaine perdu» (5-7). Le lendemain, Frantz et son compagnon Ganache disparaissent avant l’arrivée des gendarmes. Après avoir vainement cherché le «sentier perdu», Meaulnes part pour Paris, où il espère revoir Yvonne de Galais. Seurel livre à ses camarades le secret du grand Meaulnes. Il reçoit trois lettres de son ami: apprenant qu’Yvonne s’est mariée, Augustin, abattu, tente d’oublier son aventure (8-12)
Troisième partie. François découvre fortuitement le domaine des Sablonnières et se rend chez son oncle Florentin: celui-ci lui apprend qu’Yvonne de Galais n’est pas mariée et invite la jeune fille, Augustin et François à une fête. Seurel rend visite à la tante Moinel avant d’annoncer la grande nouvelle à son ami (chap. 1-4). À la partie de plaisir, Meaulnes rencontre la jeune fille, qu’il demande en mariage. Le lendemain des noces, appelé par Frantz, le grand Meaulnes, qui file le parfait amour avec Yvonne, part avec lui pour un long voyage, en quête de la fiancée disparue. François console la jeune femme qui, après la naissance d’une petite fille, meurt d’une embolie (5-12). Quelques mois plus tard, Seurel trouve un journal qui lui fournit des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris: en cherchant Yvonne, son ami a rencontré et séduit Valentine Blondeau. Lorsqu’il a découvert que celle-ci n’était autre que la fiancée de son «frère d’aventure», il l’a chassée, puis a désiré la revoir. Voilà pourquoi Meaulnes, bourrelé de remords, a quitté Yvonne et répondu à l’appel de Frantz (13-16).
Épilogue. Un an après, Meaulnes ramène Frantz et Valentine mariés, prend sa petite fille et disparaît avec elle.
Critique
Véritable roman d’aventures, le Grand Meaulnes retrace le fantastique parcours du héros; chemin labyrinthique où, ballotté par la fortune, il doit faire face à des situations imprévues: quête du sentier, comparée à un combat, et qui est une suite d’«obstacles»; tribulations qui donnent naissance à une grande amitié entre deux adolescents — et représentent autant d’étapes par lesquelles doit passer le héros pour atteindre le bonheur; recherche de la belle jeune fille du «domaine mystérieux» assimilée à la «princesse» des contes... Tout ici porte la marque de l’aventure, épreuve de la réalité surmontée grâce à une insigne détermination qui révèle chez Augustin le goût de l’action — c’est un «cœur aventureux» (III, 9) — et de la fermeté qu’Alain-Fournier souhaitait pour lui-même.
Ce bonheur qu’ils convoitent tant, les personnages sont incapables de le conquérir. Outre la «faute» — Meaulnes séduit la fiancée de Frantz — et son sinistre cortège de remords, il est en lui une «impuissance à être heureux» (II, 6): quand, à la partie de plaisir, il retrouve enfin celle qu’il aime, il se comporte «comme un étranger, comme quelqu’un qui n’a pas trouvé ce qu’il cherchait» (II, 9); et, le lendemain des noces, il part pour un long voyage (III, 10). Attitude surprenante procédant d’un serment scellé avec Frantz (II, 4) et d’une lutte intérieure: l’obstacle principal réside en lui-même; tout se passe comme si le désir importait plus que sa réalisation, comme si Augustin ne pouvait assumer une réalité trop enchanteresse (l’«inimaginable bonheur», III, 9) — comportement identique à celui de Valentine: «Elle était persuadée que tant de bonheur était impossible» (III, 3). Et Meaulnes de prendre conscience que le bonheur exigé par lui n’est pas celui de tous les autres, et d’affirmer: «Mais un homme qui a fait un bond dans le paradis [la fête étrange], comment pourrait-il s’accommoder de la vie de tout le monde?» (III, 4).
Univers énigmatique où se déroule parfois le magnifique mariage du rêve et de la réalité, le Grand Meaulnes célèbre, comme les œuvres de Nodier, le merveilleux (présence des leitmotive «étrange», «extra-ordinaire» et de certaines composantes du conte: la perte du cheval, l’enfant égaré guidé par une lumière mystérieuse, le pacte d’entraide), laisse le mystère envelopper les actions capitales du héros, le silence enténébrant quelques parties du récit (les occupations de Meaulnes à Paris, son long voyage). Le roman campe des adolescents qui, s’abîmant dans le rêve, n’acceptent pas les contraintes de la vie adulte: désireux de ne pas pénétrer dans le monde réel et de retrouver leur enfance, Meaulnes et Frantz se tournent, à la manière de Proust (voir À la recherche du temps perdu), vers le passé: «Mais le passé peut-il renaître? — Qui sait, dit Meaulnes, pensif» (III, 6). Aussi les héros parent-ils la vie quotidienne du voile de l’imaginaire: choisissant l’ordre de la poésie et du fantastique, Frantz se complaît dans le monde de l’illusion, fraie avec des comédiens, et s’adonne à des «jeux extraordinaires» («Je ne continuerai à vivre que pour l’amusement», II, 9); Meaulnes, lui, échappe à la réalité trop prosaïque en assistant à la «fête étrange»: gaieté des enfants, danses, musique, décor (le rideau et les lanternes multicolores de la chambre de Wellington, I, 12) et atmosphère de théâtre (le chef Maloyau parle «d’une voix traînante à la façon d’un fossoyeur de Shakespeare», I, 12) permettent à l’adolescent de vivre une expérience onirique; la magie des déguisements masque symboliquement le réel et rend cette féerie enfantine plus extraordinaire. Alain-Fournier se place ici sous le parrainage de Nerval: résurrection du passé, retour à l’âge d’or de l’enfance, mais aussi dissolution de cette enfance idéalisée au contact de la réalité. Sous son emprise, l’illusion s’évanouit, la fête, auréolée de «grâce et de merveilles», se mue en cabaret où chantent des ivrognes («Et c’était le commencement du désarroi et de la dévastation [...]. Comme tout paraissait changé déjà...», I, 16). Érosion du rêve, marquée par l’ordonnance architecturale du Grand Meaulnes: le château de cartes du merveilleux s’effondre à la charnière du roman, au chapitre 7 de la deuxième partie — où les personnages basculent dans la sombre réalité: en enlevant son bandeau de bohémien, Frantz marque sa soumission aux contingences matérielles. Aussi bien l’œuvre obéit-elle à une courbe involutive, qui suit les étapes de la dramatisation: ruines du domaine, fin des aventures avec la fuite de Meaulnes, mort d’Yvonne de Galais, décrite d’une manière saisissante («Des cheveux morts qui ont un goût de terre», III, 12) figurent la triste réalité et font du Grand Meaulnes un roman de la désillusion. Pour se soustraire à cette médiocrité, le narrateur se réfugie dans le monde littéraire, monde où le temps peut être aboli.
L’écriture subtile de François place en effet l’histoire sous le signe de l’intemporalité, laquelle est créée par une détérioration de la chronologie — dans la première partie, le chapitre 5 se passe en même temps que les chapitres 8 et 9 — et une dimension circulaire du récit: il est des cercles concentriques, des échos (le cri de Frantz: «Hou-ou!») qui suppriment la linéarité de l’action. Cette construction du roman est symptomatique d’un regard interne: l’univers décrit participe des impressions, des émotions de François qui, au terme du roman, aura, lui, trouvé son vrai bonheur: écrire.
Amitié, mystère du bonheur, souvenir indélébile de l’enfance: le Grand Meaulnes, au-delà du merveilleux, modelé sur un fantastique dialogue entre le rêve et la réalité, parvient à un langage universel, révélant les arcanes de l’âme à travers une esthétique qui, loin de se fondre dans le moule d’un système littéraire, est originale; si bien que ce chef-d’œuvre peut se lire comme une véritable métaphore proustienne: un monde autonome et irremplaçable.
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